Comprendra bien qui comprendra le dernier
Le Parvis, centre d'art contemporain, Ibos
24 juin - 25 septembre 2004
Curator: Odile Biec
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Le Parvis présente cet été l’artiste marocain Mounir Fatmi, avec une exposition à Ibos et une rétrospective vidéo au Vidéo K.01, à Pau. Cette oeuvre polymorphe et poétique explore les rapports entre soi et l’autre, l’individu et le groupe. Elle se construit sur les questions de la communication (échange, identité, appartenance, exclusion), celles de la représentation, du déplacement ou de l’exil, et ausculte aussi le rôle d’un artiste qui se sent étranger à son propre contexte culturel. La dualité, le paradoxe, le doute, la contradiction, le conflit intellectuel, artistique et humain sont au coeur de cette démarche radicale et critique qui nécessite un travail d’expérimentation et de dialogue avec le public.
A Ibos, Mounir Fatmi occupe l’espace avec des installations, sculptures, peintures, dessins et vidéos subtilement articulées entre elles. « Save Manhattan » tente de reconstituer avec des livres disposés sur une table les blocs d’une architecture blessée. L’empilement des corans et autres livres issus de cette foisonnante littérature écrite après le 11 septembre forment les tours et les immeubles du fameux quartier de New-York. Cette composition nous ramène insidieusement à l’horreur des attentats et à l’effondrement de cette architecture. « Le langage des oiseaux » est un dispositif montrant des oiseaux dans une cage encastrée au milieu d’une table. Seule la partie supérieure de la cage est visible, une caméra de surveillance placée sous la table nous livre l’intimité des oiseaux et les visages des curieux qui s’avancent pour voir la partie dissimulée. Le jeu entre le visible et l’invisible fait aussi référence au récit initiatique du même nom du grand poète Soufi Farîd al-Dîn Attâr où tous les oiseaux constatèrent un jour qu’il leur manque un roi : Après un voyage plein de dangers, les seuls survivants du voyage connurent l’ultime révélation, l’oiseau Simorg était leur propre essence jusqu’alors enfouie au plus profond d’eux-mêmes.
Dans la pièce « Propagande », les cassettes vidéo vhs devenues obsolètes avec l’arrivée de nouvelles technologies de l’image sont détournées ici pour fonctionner comme des briques. Leur empilement forme un grand cube noir évocateur du foyer du sanctuaire sacré de la Mecque, ce temple sans image et dont les seules images sont celles autorisées par l’Arabie Saoudite. Exposition-parcours, poétique et politique, où le câble d’antenne, la VHS, le livre, éléments porteurs ou conducteurs de paroles, sont la matière première.
Á Pau, Mounir Fatmi présente « Survival Signs » (1990-2004), dix-neuf vidéos dont les dernières : « Manipulation » 2004, où un rubiks cube perd ses couleurs au fur à mesure des manipulations pour se transformer en cube noir, ce qui ôte tout intérêt à ce jeu dont les milliards de combinaisons sont réduites à une seule, et « Commercial » 2004, où les fidèles ne tournent plus autour de la Kaâba, c’est elle qui, placée dans la porte-tourniquet d’un grand centre commercial, tourne au rythme du passage des gens. Cette vidéo nous montre d’un côté comment la consommation peut devenir une religion et de l’autre comment l’idée de dieu est commercialisée. « Survival signs », 1998, pointe la censure du langage provoquée par l’insuffisance de nourriture dans les pays sous embargo ; « Thérapie de groupe », 2002, souligne la fonction cathartique des manifestations qui deviennent l’occasion d’une décharge émotionnelle, d'une "désintellectualisation" au profit des affects, des cris, des gestes, des mouvements et des émotions. « Les ciseaux », 2003, montre un homme et une femme faisant l'amour, partageant le plaisir comme des ciseaux qui se croisent. Le couple, comme une paire de ciseaux coupante, dangereuse et sublime à la fois. Dans cette vidéo, l’artiste a utilisé les séquences censurées et jugées pornographiques au Maroc du film « Une minute de soleil en moins » du réalisateur Nabil Ayouch.
Avec cette exposition, Mounir Fatmi nous met en garde : « Comprendra bien qui comprendra le dernier ». Le flot d’informations dilue l’information et met le réel hors de portée. Le trop plein d’information, comme son manque, annexe notre liberté. Alors, il ne resterait plus qu’à espérer être celui qui vivrait le plus longtemps pour avoir une chance de savoir vraiment. Mais il trouble immédiatement cette affirmation en citant Daniel Sibony : « ce qui nous protège des médias, c’est leur médiocrité. S’ils devaient être, comme certains le veulent, un haut-lieu de la vérité et de la culture, on croulerait sous leur terreur. » Mounir Fatmi nous propose une oeuvre bâtie sur le paradoxe, à toujours lire entre les lignes, et offrant de multiples lectures. Une oeuvre ouverte.
Odile Biec, Juin 2004