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Depenses – 1er Volet de la trilogie La Traversée des Inquiétudes Labanque, Bethune 6 Octobre 2016 — 26 Fevrier 2017 Antoine d’Agata, Manon Bellet, Anne-Lise Broyer, Clément Cogitore, Rebecca Digne, mounir fatmi, Kendell Geers, Marco Godinho, Yannick Haenel, Benoît Huot, Michel Journiac, Pierre Klossowski, Édouard Levé, Victor Man, Ana Mendieta, Laurent Pernot, Eric Rondepierre, Lionel Sabatté, Julião Sarmento, Gilles Stassart, Agnès Thurnauer Le soleil donne sans jamais recevoir, Georges Bataille LA PART MAUDITE FORME D’EXPOSITION Dépenses est la première exposition d’une trilogie, la Traversée des inquiétudes, présentée à Labanque de Béthune et dont le projet est de faire de la forme-exposition le territoire d’une expérience de recherche avec les artistes sollicités. Onze artistes ont été invités à réaliser des oeuvres spécialement pour l’occasion, auxquelles s’ajoutent celles d’autres artistes contemporains ainsi que des oeuvres historiques. Pour les productions inédites, les artistes ont pris appui sur la Part maudite de Georges Bataille, étude philosophique et économique parue en 1949, dans laquelle l’auteur développe le concept de «dépense», de «perte inconditionnelle». L’économie dont il est question ne dépend donc pas d’une logique de profit et de consommation, mais, plus largement, prend en compte « l’effervescence de la vie», les ressources énergétiques de la Terre et « l’énergie excédante» qui finira pas se diffuser dans le sacrifice, la «consumation» et la brûlure. Face aux bouleversements politiques ou écologiques d’aujourd’hui, la relecture de cet ouvrage apparaît comme une nécessité. À l’origine de Dépenses, un désir : celui de réaliser une exposition collective comme une expérience authentique, une traversée, un voyage qui porte en lui un principe de découverte de chaque instant. La traversée, en tant que mouvement aveugle qui n’a de direction que celle qu’elle se donne intuitivement, engendre le changement et l’altération. Elle contient l’idée d’un passage ou d’un seuil à franchir, comme la traversée d’une rivière à la nage. Le parcours de l’exposition dans l’espace de Labanque assume alors sa dimension de bouleversement : il est ce par quoi quelque chose pourrait avoir lieu, partie intégrante du récit proposé en quatre chapitres, correspondant aux quatre niveaux du bâtiment : Énergie, Excès, Don et Rituel. Depuis lesméandres souterrains des salles des coffres au vaste plateau central, et jusqu’aux deux étages des anciens appartements, le cheminement propose au spectateur de vivre une pluralité d’expériences, dans des ambiances et selon des tonalités différentes. LIBRE ADAPTATION La préparation de la trilogie, et a fortiori de son premier volet Dépenses, a été l’occasion de saisir, par l’intuition d’abord, puis en fonction desmoyensmis à notre disposition, en quoi une exposition pouvait être une forme vivante, un médium en soi, un lieu qui respire, un territoire d’écriture et de recherche. Une exposition dont la forme «organique » proposée serait indissociable du discours qui est à son origine et qui la détermine. S’est posée la question de l’adaptation, ou plutôt de la « libre » adaptation (comme on dit au cinéma ou au théâtre, lorsqu’uneoeuvre littéraire est librement adaptée), qui implique nécessairement un refus de l’illustration et de tout discours révérencieux, ou de « spécialistes ». L’oeuvre de Bataille devenait unematrice, un terrain de rencontre (voire de jeu) entre commissaire et artistes. Il a fallu pour cela opérer un travail de translation de la pensée de Bataille – l’espace du livre, dans sa matérialité et son organisation mêmes – à l’exposition. Le déplacement s’enrichit des ellipses qui n’ont pas manqué d’apparaître entre l’ouvrage et les oeuvres plastiques. S’il a fallu se tenir au plus près du livre par moments, c’était pour mieux s’en détacher, le contredire, l’étudier ; en unmot, en faire une expérience. Certains motifs, inhérents à la poétique du livre, nous ont guidés. Une phrase notamment : « Le soleil donne sans jamais recevoir. » À partir de cette seule phrase, plusieurs artistes ont réfléchi à la prodigalité de la source qui nous donne la vie,mais également à la question du «don», si présente dans l’ouvrage à travers l’étude que fait Bataille de la pensée anthropologique deMarcelMauss et de son fameux potlatch. À cet endroit précis, l’économie, considérée comme un liant entre les sociétés humaines, une source d’échanges,mais aussi de conflits, et l’énergie, source de vie et puissance de dilapidation, se rejoignent. De même, l’ombre puissante de Lascaux, apparue dans les improvisations et discussions autour de l’ouvrage, nous a servi de lien entre plusieurs desoeuvres proposées (citons les propositions de Lionel Sabatté, mounir fatmi, Agnès Thurnauer et Gilles Stassart). Lascaux, dont Bataille a été le témoin privilégié dans la grotte découverte en 1940 par des enfants en quête d’aventure, et qui l’amènera à publier en 1955 son Lascaux ou la naissance de l’art. Bataille puise dans cette découverte des ferments de sa recherche sur l’énigme constitutive de toute vie humaine et sur l’expression artistique comme réponse à une pratique de l’existence, dans un rapport sans cesse renouvelé au « sacré », à ce sacré qu’il qualifie d’« immanent », sacré qui rime si bien avec secret, sacrifice, attention portée au chaos primordial et aux forces souterraines,mais pouvantmener à des épiphanies. La Part maudite n’était pas la porte d’entrée la plus aisée, et cela a son importance. Nous avons pu observer que l’aura de Bataille aujourd’hui était paradoxale : méconnu du grand public, il bénéficie d’une présence certaine dans les bibliothèques d’artistes. Dans ces bibliothèques, on trouve bien souvent ses récits érotiques (Madame Edwarda et Histoire de l’oeil au premier plan), généralement lus à la fin de l’adolescence, les yeux écarquillés et les sens en émoi. Mais le Bataille philosophe (celui de la Somme athéologique par exemple, ensemble philosophique écrit pendant la Seconde Guerre mondiale et comprenant certains des plus grands livres de l’auteur, à savoir l’Expérience intérieure, le Coupable et Sur Nietzsche) est moins présent ou moins cité. Nous tentons ici de lever le voile sur ce qu’il faudrait peut-être appeler un « inconscient » d’une grande part de la production artistique contemporaine. Du moins, est-ce là une des hypothèses de travail et l’ouverture d’un chantier d’envergure. Bataille est notre machine à penser. Nous tentons d’en faire usage, d’en faire quelque chose. Il nous offre les moyens d’une dramaturgie nouvelle qui a pour ambition de renouveler le regard sur la forme même de l’exposition collective, comprise comme un engagement commun, un geste d’écriture actif, la tentative de réinventer une politique de l’amitié.
Léa Bismuth, |