Extrait du catalogue de l’exposition Body Memory, Espace Topographie de l’Art, Paris, Juillet 2015
La mémoire joue et se joue aussi dans le sommeil. Elle se joue de nous. Elle collecte dans notre stock d’images des images oubliées, les recompose, les mélange avec d’autres, dans l’absolu mépris des temps d’enregistrement ; elle les anime et y apporte mouvement, couleur, son, à sa guise. Les rêves sont les vidéos que nous produit notre mémoire : enregistrement, décomposition, stockage, réutilisation, recadrage, montage, play, stop, rewind...
L’ensemble de ces processus sont à l’œuvre dans Sleep Al Naim (le dormeur, 2005-2011), de mounir fatmi. Pour ce film, fatmi s’est inspiré de Sleep d’Andy Warhol, qui filma le poète John Giorno endormi pendant de longues heures, et filme lui aussi un poète, qui dort tranquillement, son torse nu se soulevant et s’abaissant au rythme de sa respiration. Le poète ? Salman Rushdie, une icône contemporaine de la liberté d’expression. fatmi a-t-il vraiment filmé Rushdie ? Pas exactement : après avoir tenté en vain d’entrer en contact avec le poète maudit pour le filmer dans son sommeil, fatmi a décidé de recourir à la technologie numérique et a créé de toutes pièces la présence de l’écrivain endormi. Mais alors, sa respiration ? C’est en fait la respiration de mounir fatmi : ainsi le vidéaste a doublement « animé » le poète, par l’image, mais aussi par sa propre respiration. Sleep Al Naim réalise ainsi une vraie fusion entre l’artiste et son « sujet ». Peut-être d’ailleurs qu’avec ce film mounir fatmi apporte une réponse possible à la question d’Ali Kazma, How to film a poet ? : en l’incarnant. Et ainsi, à force de regarder le corps de Rushdie dans l’intimité de son sommeil et dans la durée (la version longue du film de fatmi dure six heures), on accède au regard intérieur – intérieur parce que les yeux sont fermés, la vision tournée, justement, vers l’intérieur, vers la nuit des songes, vers la mémoire des images dans laquelle le cerveau puise pour en reconstituer de nouvelles, visibles exclusivement « de l’intérieur ».
mounir fatmi, au cours du très long processus de la réalisation de ce film, « entre à l’intérieur » de Salman Rushdie, regarde ses rêves, les évoque pour nous, sans nous les montrer. Mais l’existence de Salman Rushdie, après quelques heures de visionnement, devient réelle, sa présence palpable, et le spectateur, émerveillé par la durée et la sérénité du sommeil, se sent pris du désir de toucher ce corps, de le connaître, de pénétrer plus avant dans cette intimité vitale, de partager la douceur profonde qui se dégage de cet homme – de ces images. L’esthétique du film est dans le droit fil du style de fatmi, que ce soit par le fait de travailler à partir d’images qui existent déjà et qui servent son propos, ou par l’utilisation du noir et blanc. Ce n’est certes pas par hasard : comme le dit James Casebere (cité par Roberto Juarez28), « Le noir et blanc a plus de relation avec les souvenirs et le passé. La couleur est trop associée au présent... à quelque chose qui ne fait pas partie de mon passé. Je veux des images qui, disons, aient une relation avec un sens historique, aussi bien personnel que social ». On pourrait croire que Casebere se réfère à Sleep Al Naim.
Barbara Polla, Juillet 2015.
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Extract from the catalogue of the exhibition Body Memory, Espace Topograhie de l’Art, Paris, July 2015
Memory plays and is played in sleep, too. It plays games with us. It collects forgotten images from our stock of images, recomposes them, mixes them with others, utterly disregarding the sequence of their recording. It animates them and brings them its own movements, colours and sounds. Dreams are videos produced by our memory: recording, composition, storage, reuse, reframing, montage, play, stop, rewind.
All these processes are at work in Sleep Al Naim (The Sleeper, 2005-2011), by mounir fatmi. For this film fatmi took his inspiration from Sleep, in which Andy Warhol filmed the poet John Giorno sleeping for hours on end. He too filmed a poet, sleeping peacefully, his torso rising and falling to the rhythm of his breathing. Who is this poet? Salman Rushdie, a contemporary icon of freedom of expression. Did fatmi really film Rushdie? Not exactly. Having tried in vain to get in touch with the poète maudit so that he could film him in his sleep, fatmi decided to use digital technology and create the image of the sleeping writer. But what about his breathing? In fact, it is the breath of fatmi himself, who has thus “animated” Rushdie in two different ways: by creating his image, and with his own breath. Sleep Al Naim achieves a real fusion of the artist with his “subject.” Perhaps, too, this film by fatmi offers an answer to Ali Kazma’s question, How to film a poet? By embodying him. As a result of watching Rushdie’s body in the intimacy of sleep, for such an extended duration (the long version of fatmi’s film lasts six hours), we attain the inner gaze, precisely because the eyes are closed, the vision turned inwards, towards the darkness of dreams, towards the memory of images that the brain draws on to create new ones that are visible only “from the inside.”
During the very long process of making this film, mounir fatmi “entered the inner world” of Salman Rushdie, gazed at his dreams, and now evokes them for us, but without showing them. However, after a few hours of viewing, Rushdie’s existence becomes real, his presence palpable, and the viewer, amazed by the duration and serenity of his sleep, feels an intense desire to touch this body, to know it, to further penetrate this vital intimacy, to share the deep gentleness that emanates from this man – from these images. The film’s aesthetic is typical of fatmi’s style, both in the appropriation of existing images that work to convey his ideas, and in the use of black-and-white. The latter is no coincidence, for as James Casebere (quoted by Robert Juarez) puts it, “Black and white had more to do with memory and the past. Color was too much about the present, I associated it with color TV, which was not a part of my past. I wanted the images to be related to a sense of history, let’s say, whether personal or social.” His words could have been spoken exactly with Sleep Al Naim in mind.
Barbara Polla, July 2015.
Translation by Charles Penwarden. |