Un temps maudit et censuré lors du Printemps de Toulouse puis à l'Institut du Monde Arabe en 2012, Mounir Fatmi nous revient illuminé de grâce pour son exposition "They were blind, they only saw images". Fidéle à ses convictions, l'artiste marocain y prolonge ses interrogations sur les liens ténus et complexes qu'entretiennent l'art et la religion.
La vidéo Sleep Al Naim ouvre le parcours de l'exposition, recomposant une image virtuelle du visage de l'écrivain Salman Rushdie en train de dormir, paisiblement allongé dans des draps d'un blanc immaculé. Le titre de cette vidéo fait bien évidemment référence à Andy Warhol, dont le premier film, Sleep (1963), présentait pendant prés de cinq heures le poéte John Giorno assoupi. Ici, nous percevons le visage impassible de l'écrivain britannique qui dort, yeux clos, lévres serrées. De gros plans nous font découvrir quelques rides au coin de ses yeux ou plissant son front. La pureté de ses traits nous ferait d'ailleurs presque penser à un masque mortuaire, ou au visage d'un défunt que l'on aurait maquillé pour ses funérailles. Le lit de repos semble ainsi se transformer en lit de mort, comme si Salman Rushdie reposait dans une biére, tel un gisant.
Il demeure toutefois une ambiguété: on perçoit distinctement la cage thoracique se soulever sous les draps, et la respiration se muer en un léger ronflement. Par là, Mounir Fatmi nous propose finalement de réfléchir au statut paradoxal dans lequel se trouve enfermé Salman Rushdie depuis les menaces de mort qui pésent sur lui suite à la parution des Versets sataniques en 1988. Contraint à l'isolement, l'écrivain se trouve coupé du monde, passif, immobile, comme si une part de sa vie s'était évanouie et demeurait désormais en sommeil.
Mounir Fatmi rapproche d'ailleurs le destin de Malevitch de celui de Rushdie. Il propose une reprise du Théoricien, l'un des derniers tableaux représentatifs de Malevitch, avant qu'il ne se tourne vers le suprématisme et que les Bolcheviks au pouvoir condamnent son art et enferment l'artiste, jugeant l'art abstrait inutile.
La vidéo Sleep Al Naim se trouve accompagnée d'une installation, La Divine Illusion. Il s'agit d'une vitrine recouverte d'encre noire, derriére laquelle sont présentés des livres sacrés. Leurs pages sont également gorgées d'une épaisse encre noire, qui s'étale et laisse entrevoir des formes semblables à celles des tests de Rorschach. La vitrine, dont les dimensions ressemblent à un tombeau, nous renvoie vers le gisant Salman Rushdie. Et les tests de Rorschach, à l'image des textes des religions, restent ouverts à tout type d'interprétation.
Nous demeurons donc aux aguets derriére cette vitrine, qui masque autant qu'elle donne à voir ces textes sacrés imbibés d'encre. Mounir Fatmi illustre en cela la dialectique du montrer et du cacher commune à certaines religions. Comme le "Dieu caché" du philosophe et mystique Blaise Pascal, ou le Dieu de l'Islam qui apparaît au coeur des croyants mais ne peut se représenter sous quelconque trait physique.
De la pénombre, qui entourait ces deux premiéres oeuvres, nous passons à la lumière: les milles feux de l'installation Jusqu'à preuve du contraire (03) nous éblouissent alors. Nous entrons dans la lumière, comme un coeur converti illuminé par la révélation divine. A moins que cette lumière si vive ne finisse par nous aveugler et nous rendre fanatiques. Là encore, l'ambiguété demeure.
Jusqu'à preuve du contraire (03) se déploie donc comme une immense structure faite de néons allant jusqu'au plafond de la galerie. Sa morphologie nous ferait penser à un bucher. Les néons horizontaux tiendraient la place des buches disposées au sol, les obliques seraient le coeur du brasier incandescent, et les verticaux les flammes s'élançant vers les cieux. On pourrait alors y voir les buchers de l'Inquisition espagnole et de ses inquiétants autodafés.
Mais les néons de l'installation sont en réalité recouverts de bribes de la Sourate 24 du Coran intitulée "Lumiére". On y perçoit des maximes, des impératifs moraux, Dieu guidant en cela les actes des hommes vers le Bien. Allah y apparaît comme un Dieu transcendant, omnipotent et omniscient: "God knows and you know not". Cette lumiére nous renvoie aussi vers l'apparition du Dieu des Dix Commandements sur le Mont Sinaï, devant Moïse. Un Dieu qui se fait lumiére et sagesse, sauveur et guide. Mais qui, encore une fois, ne s'incarne jamais véritablement et ne peut se représenter physiquement, sinon à travers une lueur, une lumiére, un éblouissement.
Mounir Fatmi s'interroge également sur la place de la religion dans les sociétés modernes, et plus particuliérement européennes où, selon l'expression de Nietzsche, "Dieu est mort". Mais si Dieu est mort, il convient alors de voir ce qui est venu le remplacer ou le détrôner. Il s'agirait de la science certainement, portée par le triomphe du positivisme.
L'oeuvre Lumiére aveuglante fait ainsi se télescoper science et religion, modernité et tradition. Elle reprend un tableau de Fra Angelico, La Guérison du diacre Justinien, où Saint Damien et Saint Côme greffent la jambe d'un Maure sur le corps de Justinien. Les protagonistes demeurent donc, les deux premiers auréolés, l'autre allongé avec une jambe noire, mais le décor se trouve bouleversé. En effet, les personnages de Fra Angelico se situent désormais dans un bloc opératoire ultramoderne, rempli d'appareils symbolisant la sophistication technologique, les progrés scientifiques et médicaux. Dés lors, si l'on ne croit plus en Dieu, on croit désormais à la science et à la médecine pour nous sauver et accomplir des miracles.
Comme à travers La Divine Illusion, Mounir Fatmi continue d'interroger le statut de l'écriture et de la parole. Tout d'abord, la vidéo History is not mine représente l'artiste marocain en train de taper à la machine une réponse à ses détracteurs qui l'ont censuré en 2012. On le voit donc frapper sur les touches d'une machine à écrire, à l'aide de deux marteaux. Une maniére de dénoncer la violence des paroles qui l'accusent, ou que les discours institutionnels peuvent véhiculer. Une façon également de souligner le poids des mots et leurs implications concrétes dans le monde. Le marteau, symbole de la philosophie nietzschéenne qui doit d'ailleurs se bâtir grâce à cet outil, a une double fonction: celle de briser les icônes, et celle de construire une pensée débarrassée de tout ressentiment et de toute forme de nihilisme et de croyance en des arrières-mondes.
L'installation Le Paradoxe est mise en branle tous les samedis aprés-midi par un performeur. La lame de la machine comprend un verset sur l'unicité de Dieu dans l'Islam, composé en arabe classique, et s'opposant en cela à la Trinité chrétienne. Activant la machine, le performeur vient aiguiser sur la meule des lettres en caractère arabe. Alors, la parole religieuse peut-elle être détournée de sa signification initiale jusqu'à devenir la plus dangereuse des armes?
Mounir Fatmi constitue ainsi un parcours riche de sens, ouvert à nos interprétations et à nos interrogations, loin de tout dogmatisme et de toute pensée institutionnalisée.
François Salmeron
Article publié en Février 2014, sur www.paris-art.com
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Formerly shunned and censored at the Printemps de Toulouse festival and then at Paris’ Institut du Monde arabe in 2012, Mounir Fatmi returns, illuminated with grace for his exhibition “They were blind, they only saw images”. True to his convictions, the Moroccan artist continues his questioning of the subtle and complex relations between art and religion.
The video Sleep Al Naim opens the journey through the exhibit, recomposing a virtual image of the face of writer Salman Rushdie asleep, peacefully lying on immaculately white sheets. The title of this video is of course a reference to Andy Warhol, whose first film, Sleep (1963), showed the poet John Giorno sleeping for nearly five hours. Here, we can see the impassible face of the British writer, eyes shut, lips tight. Close-up shots reveal a few wrinkles around his eyes or across his forehead. The purity of his features is almost evocative of a death mask, or of the face of a deceased person made up for their funeral. The bed is thus turned into a deathbed, as if Salman Rushdie was resting in a casket, like a recumbent statue. However, one element of ambiguity remains: one can clearly see the chest rising under the sheets, and the breathing shifting into a slight snore. Through this, Mounir Fatmi invites us to reflect upon the paradoxical status to which Salman Rushdie is confined since the death threats he received following the publishing of the Satanic Verses in 1988. Forced to live in isolation, the writer is cut off from the world, passive, motionless, as if part of his life had vanished and was since then dormant.
In fact, Mounir Fatmi compares the destiny of Malevich to that of Rushdie. He proposes a remake of the Theorist, one of Malevich’s last figurative paintings before he switched to Suprematism and before the Bolshevik power condemned his art and locked him up, judging abstract art as useless.
The video Sleep Al Naim comes with an installation, the Divine Illusion. It consists in a shop window covered in black paint, behind which sacred books are presented. Their pages are also covered in thick black ink that spreads and creates shapes similar to Rorschach tests. The window, whose measurements make it look like a tomb, brings us back to the recumbent Salman Rushdie. And the Rorschach tests, just like religious texts, remain open for all kinds of interpretations. So we remain on the lookout behind this window, which hides as much as it shows these sacred texts soaked in ink. Here, Mounir Fatmi illustrates the dialectic between showing and hiding that is shared by several religions. Like the “hidden God” of philosopher and mystic Blaise Pascal, or the God of Islam who reveals himself in the heart of believers but cannot be represented in any physical incarnation.
From the darkness that surrounded these first two artworks, we move on to light: the brightness of the installation In the Absence of Evidence to the Contrary (03) is blinding. We enter in the light, like a converted heart illuminated by divine revelation. Unless this bright light ends up blinding us and turning us into fanatics. Here again, ambiguity remains. In the Absence of Evidence to the Contrary (03) is a huge structure made of neon lights reaching to the ceiling of the gallery. Its morphology is evocative of a pyre. The horizontal neon lights take the place of the logs placed on the ground, the diagonal ones would be the heart of the burning blaze and the vertical ones the flames reaching up to the sky. One could see in them the pyres of the Spanish Inquisition and its frightening auto-da-fés. But the installation’s neon lights are actually covered with excerpts from the Koran’s Surat 24 entitled “Light”. One can see in them maxims, moral exhortations, God guiding the acts of men towards Good. Allah transpires here as a transcendental, omnipotent and all-knowing God: “God knows and you know not”. This light also evokes the apparition of the God of the Ten Commandments on Mount Sinai, before Moses. A God who becomes light and wisdom, a savior and a guide. But who, once again, doesn’t ever really become incarnated and cannot be physically represented, if not by a glow, a light, a glare.
Mounir Fatmi also wonders about the place of religion in modern societies, and particularly in European ones where, to use Nietzsche’s expression, “God is dead”. But if God is dead, we must try and see what has replaced or dethroned him. That would most certainly be science, championed by the triumph of positivism.
The piece Blinding Light creates a collision between science and religion, modernity and tradition. It re-uses a painting by Fra Angelico, The Healing of Deacon Justinian, where Saint Damian and Saint Cosmas graft the leg of a Moorish man onto Justinian’s body. The protagonists remain – two of them crowned with halos, the third one lying down, with a black leg – but the background is transformed. Fra Angelico’s characters are now in a modern operating room full of machines symbolizing technological sophistication, scientific and medical progress. Consequently, though we no longer believe in God, we now trust in science and medicine to save us and accomplish miracles.
As in the Divine Illusion, Mounir Fatmi continues to question the status of writing and speech. Firstly, the video History is not mine shows the Moroccan artist typing on a typewriter an answer to his detractors who censored him in 2012. He is seen hitting the keys of a typewriter, only with two hammers. It’s a way of denouncing the violence of the words that accuse him, or that institutional discourses can convey. It’s also a way of underlining the weight of words and their concrete implications in the world. The hammer, a symbol of Nietzschean philosophy, which constructs itself thanks to this tool, has a double function: it breaks icons, and it builds a world free from resentment and any other form of nihilism and belief in netherworlds.
The installation The Paradox is set in motion every Saturday afternoon by a performer. The blade of the machine contains a verse on the oneness of God in Islam, composed in classical Arabic and in opposition to the trinity of Christianity. By activating the machine, the performer whets the Arabic letters on the grindstone. Can the original meaning of words of religion be twisted into becoming the most dangerous of weapons?
Here, Mounir Fatmi creates a journey full of meaning, open to our interpretations and questionings, far from dogmatism and any form of institutional thought.
François Salmeron
Article published in February 2014 on www.paris-art.com
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