Véronique Rieffel: L’histoire de l’art est-elle l’histoire de l’art occidental(e) ?
mounir fatmi: L’histoire de l’art était avant tout une histoire de l’art occidental et je dirais même chrétienne. Bien sûr, on trouve des traces de l’art musulman ou d’autres civilisations, mais c’était anecdotique ou bien sujets d’études. On ne pensait pas que l’art ou les artistes venant de l’Asie, de l’Afrique ou de Moyen-Orient puissent jouer un rôle et porter une vision esthétique et contemporaine. J’ai toujours pensé que l’histoire de l’art est une série d’actions/réactions continues qui ne doit jamais être figé dans le temps. Il faut voir l’histoire comme un « Work in progress ».
VR : L’art contemporain est-il une notion occidentale ?
MF : L’idée de la contemporanéité est complètement occidentale, c’est pour cette raison que l’occident a eu beaucoup de mal à accepter d’autres esthétiques venant d’ailleurs. L’ornementation par exemple a souvent été jugée par les critiques d’art contemporain comme primitive, artisanal, ou trop superficielle. Il a fallut beaucoup de temps pour que les artistes contemporains occidentaux se réconcilient avec l’ornementation, les arts premiers et le baroque pour finalement changer leurs regards sur les autres propositions esthétiques. Il ne faut pas oublier l’essai d’Adolf Loos 1908 « Ornement et Crime » qui affirme l’incompatibilité de l’ornement avec la vie moderne. Je pense que l’idée de la contemporanéité en art est un peu similaire à la démocratie en politique. Je dirai même que la contemporanéité doit venir du peuple et qu’elle ne doit pas être injecté comme un concept de mode de vie et de création. C’est vrai que les pays arabo-musulmans avaient complètement raté le train de la modernité, avec sa vitesse, sa mécanisation et son développement. Par contre, ils ont rattrapé le réseau et la connexion ; ce qui les a propulsé en plein vitesse dans une contemporanéité qui n’est plus forcement occidentale.
VR : D’ailleurs est-ce que la grille de lecture Orient/Occident est encore pertinente aujourd’hui ? Notamment dans le domaine de la création ?
MF : Il faut absolument sortir de cette dualité Orient/Occident. J’ai peur que ce soit encore le résultat d’une réflexion post-coloniale. Le domaine de la création était peut être un des premiers domaines à essayer de voir le monde comme un laboratoire et non comme un terrain ou un marché a conquérir. L’idée du monde comme laboratoire de recherche efface complètement cette dualité et permet d’autres lectures et plusieurs d’autres possibilités. Ce que je veux dire, c’est que le monde a perdu le centre en créant le réseau. On ne peut plus voir les choses avec cette dualité, on est obligé de multiplier les lectures et les regards surtout dans le domaine de la création. Il y a forcement des nouvelles connexions artistiquement parlant qui doivent voir le jour : entre l’Afrique et la Chine, la Chine et les pays arabes, les pays arabes et l’Amérique latine, etc.
VR : As-tu l’impression d’être perçu comme un artiste arabe en Europe ? Aux Etats-Unis ? Dans le monde arabe ? La réception de tes œuvres change-t-elle d’un espace à un autre ?
MF : J’ai toujours pensé que l’identité était et reste un faux sujet dans l’art, le vrai problème de l’art c’est la création. Cela dit, c’est vrai qu’en Europe je suis considéré comme un artiste Marocain, arabe, mais aussi africain ou musulman et parfois même jeune artiste qui est aussi une identité un peu stupide. Aux Etats-Unis je suis considéré comme un artiste Français puisque je vis en France et dans certains articles, je suis plutôt parisien, bref vous voyez ce que je veux dire. Ce qui est intéressant c’est la création, c’est ma proposition esthétique, dont la réception et là je suis tout a fait d’accord avec vous : changer d’un espace à un autre, d’un pays un à un autre. Ma dernière expérience d’exposition à Istanbul était assez intéressante vu le sujet principal de mon exposition « Megalopolis » qui traite de la construction/déconstruction de l’idée de la ville. Je me suis retrouvé dans une ville dominée par une architecture islamique mais avec une projection et une envie de modernité et de contemporanéité à l’Européenne.
VR : Que penses-tu de l’engouement actuel pour les artistes « issus de culture musulmane » (originaires ou vivant en Turquie, Iran, Maghreb et Machreq) ? S’agit-il à ton avis d’une mode passagère ou d’une prise de conscience durable ?
MF : Je ne pense pas que c’est une mode passagère. Je ne pense pas qu’on peut encore penser le monde en négligeant les concepts et les propositions esthétiques venant d’ailleurs. Je pense que nous étions la pièce manquante du puzzle et que maintenant une autre histoire de l’art est en train de s’écrire. Il ne faut pas oublier que cet intérêt est venu après un long processus de création et de présence sur la scène internationale. On n’a pas attendu que nos pays deviennent démocratiques, acceptent une pensée critique, construisent des musées et aient une politique culturelle, pour faire de l’art. Il a fallut prendre le train en marche, et surtout ne pas se contenter de rester au dernier wagon. Bref, il a fallut avancer et heureusement que certains pays arabes du Golfe ont fait le pas de passer de la construction des mosquées vers celles de musées et puis le marché de l’art et les collectionneurs qui voulaient absolument compléter leurs collections vu qu’ils ne pouvaient plus prétendre avoir une collection internationale sans avoir un artiste Africain, chinois ou arabe.
VR : Penses-tu que certains de ces artistes plaisent car ils jouent le jeu d’une certaine forme d’orientalisme intériorisée destinée à plaire à un public occidental ?
MF : Non, je ne pense pas vraiment, mais je vois ce que vous voulez dire. Le problème de certains artistes Arabes ou Africains qui, il y a encore quelques années se proclamaient « artistes tout court » quand la question de l’identité se posait. Oui, je peux comprendre l’envie de plaire à cette dictature Occidentalo-Contemporaine. C’est vrai que les payes arabes et africains ne rentraient pas dans les critères de la contemporanéité occidentale. Il a fallu encore du temps, pour les artistes, le public et les critiques pour comprendre la soif de modernité et de démocratie de ces pays. Est ce qu’on peut dire encore aujourd’hui que la Tunisie et l’Egypte ne sont pas modernes et contemporains ? Je me rappelle combien j’ai été critiqué d’avoir accepté de faire partie de l’exposition « Africa Remix » au centre Pompidou. Beaucoup d’amis artistes et critiques m’ont clairement fait comprendre que cela risquait de réduire mon travail et de le ramener à une dimension régionale et identitaire ; tout simplement parce qu’ils n’avaient pas encore compris tout ce qu’il allait venir par la suite et ce dont on a parlé dans cette interview. Par contre une exposition comme la « Young British Artists » 1992 a la galerie Saatchi n’a pas trop posé de problèmes d’identité à beaucoup de critiques. Au contraire, elle est devenue une référence historique.
VR : Quelle est la place de l’islam dans ton œuvre et comment l’abordes-tu ?
MF : Je travaille plutôt sur l’idée de la fin de l’objet sacré, de la déconstruction et la fin des concepts et des dogmes. Je m’intéresse spécialement à l’idée de la mort d’un objet de consommation une fois que sont utilité n’est plus à jour. Cela peut s’appliquer à une cassette VHS don l’utilisation est devenu obsolète, à un concept de réflexion ou à un mode de vie devenu ringard. Un mouvement politique, comme le Parti communiste PC qui est devenu plutôt chez la jeune génération une marque d’ordinateur « Personal Computer » Un mouvement révolutionnaire comme celui des « Black Panthers » don le logo est devenu une marque de mode pour fabriquer des polos pour le sport et dont même le slogan « Burn Baby Burn » est utilisé actuellement pour une marque de sauce piquante qu’ont peut acheter sur internet. Et bien sûr, il y a un travail que j’ai fait sur la désacralisation des objets religieux dans la culture musulmane, comme les tapis de prières, ainsi que certains textes et hadits du prophète. Pour répondre à votre question, je pense que l’islam, comme les autres religions, philosophies et concepts doit être utilisé et critiqué par l’art et les artistes. Je pense qu’il reste encore un petit espace de liberté dans l’art qu’il faut utiliser au maximum.
VR : Penses-tu que les représentations de l’islam aujourd’hui sont issues d’un regard orientaliste (au sens où l’entendait Edward Said) ? Est-ce qu’on est dans un post-orientalisme ?
MF : Oui, je pense que les représentations de l’islam aujourd’hui sont issues d’un regard post orientaliste, mais aussi et surtout post-11 septembre. L’image de l’islam dans le monde a beaucoup changé depuis cette date. Il y a encore une semaine ma réponse aurai été différente, vu ce qui s’est passé en Tunisie et en Egypte. Je pense que finalement pour beaucoup d’intellectuels et hommes politiques occidentaux, l’équation Islam et démocratie est devenu possible, donc la possibilité d’un autre regard. Je pense vraiment que la démocratie peut changer l’image des pays musulmans. La révolte actuelle des pays musulmans et leur soif de démocratie est la meilleurs réponse a ceux qui pensaient encore qu’une guerre est justifiée pour injecter la démocratie et destituer un dictateur. Je parle ici de l’Irak et de la position de beaucoup d’intellectuels occidentaux. Je pense même qu’il faut poursuivre le gouvernement Bush d’avoir volé une vraie démocratie au peuple Iraquien qui aura surement renversé Saddam Hussein dans le contexte actuel.
VR : Pourquoi as-tu choisi l’usage des minuscules pour écrire ton nom d’artiste ?
MF : Cela a commencé avec le Logiciel Word qui est formaté pour mettre les noms en majuscules. Accepter cette intrusion de la machine c’est accepter la machine toute entière. Donc un jour, j’ai juste décidé de ne plus utiliser de majuscules et là, à ma grande surprise, beaucoup de personnes ont été choquées et certains graphistes qui ont travaillé sur mes catalogues m’ont même traité de prétentieux. Comme quoi même un tout petit changement peut provoquer tout un débat.
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Véronique Rieffel: is art history the history of Western art?
mounir fatmi: Art history was above all the history of Western art, and even of Christian art. Of course, one can find traces of Islamic art and other civilizations, but they were anecdotal or specific subjects of study. We didn’t think that art or artists from Asia, Africa or the Middle East could play a role and have a contemporary esthetic vision. I always believed that art history is a continuous series of actions and reactions that should never be fixed in time. History must be seen as a work in progress.
V.R.: Is contemporary art a Western notion?
M.F.: The very idea of contemporaneity is completely Western, that’s why the Western world has had a hard time accepting other esthetics from other places. Ornamentation for example has often been judged by contemporary art critics as primitive, artisanal or too superficial. It took a lot of time for contemporary Western artists to get reconciled with ornamentation, ethnographic art and baroque, to finally change their views on alternative esthetic propositions. Keep in mind Adolf Loos’ 1908 essay “Ornament and Crime” that states the incompatibility of ornamentation with modern life. I think the idea of contemporaneity in art is somewhat similar to democracy in politics. I would even say that contemporaneity must come from the people and should not be injected like a lifestyle or creative concept. It’s true that Arab and Islamic countries had completely missed the boat on modernity, with its speed, mechanization and development. However, they caught up on networks and connections, which propelled them in a form of contemporaneity which isn’t necessarily Western anymore.
V.R.: Is the Western/Eastern frame of reference still valid today at all? Particularly in the field of creation?
M.F.: We must break free from that East/West duality. I’m afraid it’s still the result of a post-colonial way of thinking. The field of creation was perhaps one of the first domains to try and see the world as a laboratory and not as a territory or a market to conquer. The idea of the world as a research laboratory completely erased that duality and enables alternative interpretations and many other possibilities. What I mean is that the world lost its center when it created the network. You can no longer look at things with that duality in mind, you have to multiply interpretations and points of view, especially in the field of creation. There are necessarily new connections that have to emerge artistically speaking: between Africa and China, China and Arab countries, Arab countries and Latin America, etc.
V.R.: Do you feel that you are perceived as an Arab artist in Europe? In the USA? In the Arab world? Does the way your works are perceived change from one place to another?
M.F.: I always believed that identity was and remains a non-subject in art; the real problem in art is creation. That being said, it’s true that in Europe I’m considered to be a Moroccan artist, an Arab artist, but also African or Muslim, and sometimes a young artist, which is also a somewhat stupid identity. In the USA, I’m seen as a French artist since I live in France and in some articles, I’m rather Parisian… Anyway, you see what I mean. What’s interesting is creation, my esthetic proposition, whose perception, I agree, changes from one place to another, from one country to another. My latest experience exhibiting in Istanbul was quite interesting given the main subject of my “Megalopolis” exhibit, which is about the construction/deconstruction of the idea of the city. I found myself in a city dominated by Islamic architecture but with a projection and a desire for European-style modernity and contemporaneity.
V.R.: What do you think of the current enthusiasm for artists “from Muslim cultures” (coming from or living in Turkey, Iran, Northern Africa or Mashriq)? Do you think it’s a temporary fad or a durable awareness?
M.F.: I don’t think it’s a temporary fad. I don’t think you can still consider the world in its entirety and neglect the esthetic concepts and propositions coming from elsewhere than the West. I think we were the missing piece in the puzzle and that now a new history of art is being written. We mustn’t forget that this new interest is emerging after a long process of creation and presence on the international scene. We didn’t wait for our countries to become democratic, to accept critical thought, build museums and have cultural policies to make art. We had to jump on the boat, and above all not be content with staying at the back. In other words, we’ve had to move forward and fortunately some Arab countries in the Gulf made the transition from building mosques to building museums, and the art market and collectors who wanted to complete their collections understood that they couldn’t claim to have an international collection without having an African, Chinese or Arab artist in it.
V.R.: Do you think that certain artists are successful because they play the card of a certain form of interiorized orientalism aimed at pleasing the Western public?
M.F.: No, I don’t really think so, but I see what you mean. The problem with certain Arab or African artists who until a few years ago claimed to be “just artists” when the question of their identity came up. Yes, I can understand the will to please this Western-contemporary dictatorship. It’s true that Arab and African countries didn’t fit the criteria of Western contemporaneity. It took some time for the artists, the public and the critics to understand the appetite for modernity and democracy in these countries. Could you still today say that Tunisia and Egypt aren’t modern and contemporary? I remember how violently I was criticized for having accepted to be part of the “Africa Remix” exhibit at the Centre Pompidou in Paris. Lots of friends and critics clearly made me understand that it would risk reducing my work to a regional and community dimension: simply because they hadn’t yet understood everything that would happen later and that we’ve been talking about in this interview. Conversely, an exhibit such as “Young British Artists” at the Saatchi Gallery in 1992 didn’t pose any identity problems to any critics. Quite the opposite actually: it became a historic reference.
V.R.: What is the place of Islam in your work and how do you address it?
M.F.: My work is more focused on the idea of the end of the sacred object, the deconstruction and the end of concepts and dogma. I’m especially interested in the idea of the death of a consumer item once its usefulness has passed. This can apply to a VHS tape whose use has become obsolete, to a concept of thought or to a way of life that has become unfashionable. A political movement such as the Communist Party (“PC” in French) that has come to designate a type of computer for younger generations. A revolutionary movement such as the Black Panthers whose logo has become a fashion brand for sports jerseys and whose very slogan, “Burn baby burn”, is currently used by a brand of hot sauce you can buy online. And of course, there’s the work I did on the desecration of objects of worship in Islamic culture, such as prayer rugs but also certain texts and hadiths from the prophet. To answer your question, I think that Islam, like all other religions, philosophies and concepts, must be used and criticized by art and artists. I think that there is still a little bit of freedom in art that must be used as much as possible.
V.R.: Do you think that the representations of Islam today are derived from an Orientalist view (in the sense Edward Said intended)? Have we entered post-orientalism?
M.F.: Yes, I think that the representations of Islam today stem from a post-orientalist point of view, but also post-9/11. The image of Islam in the world has changed a lot since that day. Only a week ago, my answer would have been different, seeing what has happened in Tunisia and Egypt. I think that ultimately for many Western intellectuals and politicians, the equation of Islam and democracy has become possible, which opens the possibility for a different view. I really think that democracy can change the image of Muslim countries. The current rebellion in Muslim nations and their appetite for democracy is the best answer to those who still believed that a war was justified to inject democracy and depose a dictator. I’m talking about Iraq and the stance of many Western intellectuals. I actually think that the Bush government should be prosecuted for having robbed the Iraqi people of a true democracy that would surely have deposed Saddam Hussein in the current context.
V.R.: Why did you choose to write you artist name entirely in lower case letters?
M.F.: It started with the word processor Word that is formatted to add capitals to names. To accept such an intrusion from the machine is to accept the machine entirely. So one day, I simply decided not to use capitals anymore, and to my surprise, lots of people were shocked, and some graphic designers who worked on my catalogue even called me pretentious. Which goes to show, even a very slight change can cause a whole debate.
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