Axelle Blanc: Le cadre de cette commande est particulier : une association, un projet élu par les membres, un lieu spécifique, un budget limité… Comment avez-vous adapté votre démarche à ces contraintes ?
mounir fatmi : Ce n’est pas vraiment une commande. C’est une proposition. Elle ne correspond pas au projet proposé lors du vote : les bâtons dans les roues, qui finalement n’était pas adapté à l’espace du Patio. En effet, cette pièce, faite de roues et de barres en travers, ne prend une vie réelle que si on peut circuler au travers, ce qui n’est pas possible dans le Patio. Au contraire, J’aime l’Amérique fonctionne dans cet espace, ce « cube de verre » qui évoque l’isolement, d’où le titre, en référence à I like America and Americe likes me de Joseph Beuys.
AB: Les contraintes budgétaires sont elles stimulantes, ou représentent-elles un obstacle ?
MF: Si on me donnait plus d’argent, je serais encore plus heureux, je pourrais aller au bout de certains « délires ». Je ne pense pas que les obstacles puissent être stimulants, mais j’ai appris à faire avec. Ce n’est pas quelque chose qui va me bloquer, je sais que tout est négociable, qu’il y a toujours un moyen d’atteindre un très bon résultat qui peut rentrer dans les limites. Dans ce cas, le budget a été très bien utilisé.
AB: Que représente l’espace du Patio, comment l’avez-vous pris en compte dans votre travail ?
MF: C’est un espace difficile, presque impossible : c’est un pseudo espace, une illusion d’espace. C’est un piège. Ce n’est pas un lieu de passage, comme la plupart des lieux d’exposition. Une chose amusante est que cette architecture ne m’est pas étrangère. Elle me rappelle l’architecture musulmane, dans laquelle les maisons possèdent toujours un patio ; on y voit le ciel depuis l’intérieur de la maison. C’est un espace familier pour moi, un espace d’enfance. C’était donc un vrai challenge pour moi de reprendre un lieu de vie, de jeu, et d’y remettre des obstacles, d’en faire un piège. C’était une sorte de petite histoire personnelle !
AB: Cet espace questionne en effet les rapports entre ouvert et fermé, dehors et dedans, enfermement et fuite… cela a-t-il été pris en compte dans votre pièce ?
MF: J’essaie toujours d’absorber tout ce que l’espace me donne. Vide, un espace est déjà une œuvre en lui-même ; il possède toujours une force, il peut être angoissant... Puis on y ajoute quelque chose, on expose. Lorsque je le fais, c’est de manière non scientifique, plutôt sensuelle, et inconsciente. Je ressens plus que je ne pense l’emplacement de chaque élément. Quand j’ai vu le Patio pour la première fois, j’ai senti que j’allais l’apprivoiser.
AB: Quelle idée fut première : les barres, les USA, l’obstacle ?
MF: Elles sont toutes arrivées en même temps. L’enfermement m’a rappelé Joseph Beuys, qui parle de l’Amérique, le drapeau Américain est lui-même un clin d’œil au Pop Art et donc à Jasper Johns ; mais aussi rapidement, les obstacles comme image de la déconstruction, et donc l’appel de la pensée de Derrida qui dit « la déconstruction, c’est l’Amérique ». Tout s’écrit en même temps. Il y a plusieurs niveaux en même temps, qui s’emboîtent. Dès qu’on commence à ouvrir, on comprend qu’il y a des niveaux à passer. C’est une sorte de jeu : performance physique et exercice mental.
AB: J’aime l’Amérique évoque le jeu du Mikado, par sa structure physique, mais aussi symbolique : un emboîtement presque inextricable de références.
MF: Ce ne sont pas des références, mais plutôt des connexions, je tisse des liens avec les œuvres passées. L’histoire de l’art est pour moi un alphabet pour écrire dans l’espace, un ensemble de matériaux qui construisent un forme, et peuvent ici être vus comme étant chacun représentés par une barre.
AB: C’est donc une construction ?
MF: C’est une construction-déconstruction. Cela dépend du point de vue sur la pièce : de face, elle semble s’élever, comme un drapeau qui flotte; de profil, elle semble s’écrouler, on perçoit un chaos intérieur. C’est tout l’intérêt de la troisième dimension, et le patio, avec ses trois baies vitrées, permet justement d’en faire le tour. On peut y voir une tentative de mettre en forme la théorie de la déconstruction de Derrida.
AB: Pourquoi Derrida ?
MF: Il s’est presque imposé dans ce projet : au moment où j’ai commencé à penser l’Amérique et l’architecture, m’est venue la théorie de la déconstruction élaborée par Derrida. Il disait « la déconstruction, c’est l’Amérique ». Il a donné plusieurs définitions de ce concept : « La déconstruction, c’est parler plusieurs langues » (parler dans la langue de l’autre, c’est se perdre, et c’est entrer en contact avec l’autre). « La déconstruction, c’est l’impossible » (l’obstacle infranchissable). « La déconstruction, c’est ce qui arrive » (l’arrivant, celui qu’on n’attendait pas). Cette pièce fonctionne comme un mur, à l’image de celui qui est en construction entre le Mexique et les Etats-Unis. Si ce mur existe, il n’empêche pas la diffusion de la langue espagnole aux USA, amené d’ici 20 ans, à devenir un pays bilingue. Ce drapeau est également un symbole, un logo, qui cristallise ce désir de « sauter l’obstacle », autant qu’une philosophie de l’Amérique.
AB: Que veut dire « J’aime l’Amérique » ?
MF: Beaucoup de gens y voient une ironie. Peut-on vraiment aimer l’Amérique actuellement ? En tant qu’artiste d’origine arabe, je prends le risque de répondre oui, j’aime l’Amérique. Mais c’est surtout un prétexte. La question intéressante n’est pas pour moi de savoir si l’on est, si je suis pour ou contre, car ce sont des points de vue qui peuvent changer. Ce qui m’intéresse, c’est la notion de recul, ma relation à la chose, ma place par rapport à toute question philosophique ou sociale.
AB: En quoi l’édition limitée produite par l’Association des amis (un drapeau américain brodé d’une calligraphie arabe signifiant « j’aime l’Amérique ») complète-t-elle l’installation ?
MF: L’édition ne complète pas directement l’installation, car celle-ci peut fonctionner indépendamment ; c’est plutôt un clin d’œil. En mettant un drapeau dans un cadre, se poursuit le dialogue avec Jasper Johns et son drapeau-tableau. En même temps, je voulais donner une autre piste, un autre obstacle, celui de la langue dont parle Derrida. Aujourd’hui, lorsqu’on voit une inscription en arabe sur un drapeau américain, on pense immédiatement à une actualité de conflits entre des pays arabes et les Etats-Unis ; un cliché vient en tête, on pense à une insulte, peut être. Et pourtant, c’est un mot d’amour ! On comprend alors que l’obstacle de la langue est énorme.
AB: Quelle est votre stratégie face aux clichés, à l’incompréhension ?
MF: Lorsque je connecte par des fils électriques l’Erotisme de Bataille et le Coran, je fais le lien entre deux livres très éloignés et pourtant proches. Nous avons cet alphabet qui est l’histoire de l’art, maintenant il faut écrire avec. Ce n’est pas le sens de l’œuvre qui m’intéresse, mais les liens qu’elle peut avoir avec l’histoire, la philosophie, la sociologie, la religion, la politique, le monde.
Interview Mounir Fatmi par Axelle Blanc à l'occasion de l'exposition, J'aime l'Amérique, Maison rouge, fondation Antoine de Galbert, Paris, février 2007
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Axelle Blanc: the context of this commission is particular: an association, a project voted for by its members, a specific place, a limited budget… How did you adapt your work to these constraints?
mounir fatmi: It isn’t exactly commissioned work. It’s a proposition. It doesn’t correspond to the project that was voted for: les Batons dans les roues, which ultimately isn’t suited for the space of the Patio. This was a piece made of wheels and bars stuck into them, which only comes to life if you can walk through it, and that isn’t possible at the Patio. Whereas I Like America functions well within this space, this “cube of glass” that evokes isolation, hence the title, a reference to Joseph Beuys’ I Like America and America Likes me.
A.B.: Are budget constraints stimulating or are they an obstacle?
M.F.: If I had more money, I would be even happier, I could carry out certain “fantasies”. I don’t think obstacles can be stimulating, but I’ve learned to work with them. It’s not something that’s going to block me, I know that everything is negotiable, that there is always a way to reach a good result that can fit within the limits. In this case, the budget was very well used.
A.B.: What does the space of the Patio represent, how did you take it into account in your work?
M.F.: It’s a difficult space, almost impossible: it’s a pseudo space, an illusion of space. It’s a trap. It isn’t a place of passage, like most exhibition spaces. The funny thing is that this architecture is familiar to me. It reminds me of Islamic architecture, where houses always have a patio: you can see the sky from the inside of the house. It’s a familiar space to me, a space that reminds me of my childhood. So it was a real challenge for me to take over such a place full of life and games and to put obstacles in it, to turn it into a trap. It was sort of a personal story!
A.B.: This space does question the relation between open and closed, outside and inside, confinement and escape… Was that a part of your work?
M.F.: I always try to absorb whatever the space gives me. Even an empty space is a work of art in itself; it possesses a certain strength, it can be frightening… And then you add something in it, you exhibit. When I do that, it’s always in a non-scientific way, rather a sensual and unconscious way. I feel more than think the place for each element. When I saw the Patio for the first time, I sensed I would be able to tame it.
A.B.: Which idea came first: the bars, the USA, the obstacle?
M.F.: They all came at the same time. Confinement made me think of Joseph Beuys, who talks about America, the American flag is a nod to pop art and therefore to Jasper Johns; but just as quickly came obstacles as an image of deconstruction, and therefore the thoughts of Derrida who said “deconstruction is America”. Everything is written at the same time. There are several levels simultaneously that fit together. As soon as you start to open, you understand there are levels to pass. It’s a kind of game: physical performance and mental exercise.
A.B.: I Like America evokes the game of Mikado, through its physical structure, but also symbolically: an almost inextricable interlocking of references.
M.F.: They aren’t references, rather connections. I create links with works from the past. Art history to me is an alphabet used for writing through space, a set of materials that compose a shape and can be seen here as being each represented by a bar.
A.B.: So it’s a construction?
M.F.: It’s a construction-deconstruction. It all depends on one’s point of view on the work: from the front, it seems to elevate itself, like a flag floating in the wind; from the side, it seems to crumble, you can perceive an internal chaos. Which is the whole point of the third dimension, and the patio, with its three glass walls, actually lets the viewer go all the way around. You could see the piece as an attempt to give shape to Derrida’s theory of deconstruction.
A.B.: Why Derrida?
M.F.: He almost imposed himself in this project: when I started to think about America and architecture, the theory of deconstruction elaborated by Derrida came to mind. He said “deconstruction is America”. He gave several definitions for this concept: “Deconstruction is speaking several languages” (speaking in the language of the other is to lose oneself, and it’s also reaching out to the other). “Deconstruction is the impossible” (the impassable obstacle). “Deconstruction is what happens” (that which arrives, which wasn’t expected). This work functions like a wall, such as the one being built between Mexico and the USA. If that wall exists, it won’t stop the spreading of the Spanish language in the United States, which will become in the next 20 years a bilingual country. This flag is also a symbol, a logo that crystallizes this desire to “jump the obstacle”, as much as a philosophy of America.
A.B.: What does “I Like America” mean?
M.F.: Many people see irony in it. Can you really like America in this day and age? As an artist of Arab descent, I take the risk of saying yes, I like America. But it’s mostly a pretext. The interesting question to me isn’t to know whether I am or whether you are pro or anti, because these are points of view that can change. What’s interesting to me is the notion of distance, my relation to the subject, my place with regards to any philosophical or social question.
A.B.: In what way does the limited edition produced by the Association des amis (an American flag embroidered with Arab calligraphy that says “I Like America”) complement the installation?
M.F.: The edition doesn’t directly complement the installation, because it functions on its own; it’s more of a nod. Placing a flag in a frame creates a conversation with Jasper Johns and his Flag painting. At the same time, I wanted to offer another path, another obstacle, the obstacle of language that Derrida talks about. Today, when you see an Arabic inscription on an American flag, you immediately think of conflicts between Arab countries and the USA: a cliché comes to mind, you think it’s perhaps an insult. Yet it’s a message of love! That’s when you understand that the obstacle of language is huge.
A.B.: What is your strategy against clichés, incomprehension?
M.F.: When I connect Bataille’s Erotism and the Koran with electric wires, I’m connecting two books that are far apart and yet very close. We have this alphabet that is art history, now we have to write with it. It isn’t the meaning of the work I’m interested in, but the links it can have to history, philosophy, sociology, religion, politics and the world.
Interview of Mounir Fatmi by Axelle Blanc on the occasion of the exhibit I Like America, Maison Rouge, fondation Antoine de Galbert, Paris, February 2007
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