Casser les codes, l’ordre établi des représentations et des hiérarchies, un engagement que mounir fatmi commence par appliquer à sa propre identité. Son nom, il l’écrit en simples minuscules. Pas un caprice de diva, plutôt un mélange d’humilité et de refus de « l’aberration d’une soumission aux hiérarchies de Word ». Lui préfère la faute typographique, ne fonctionner ni “pour”, ni “dans” un système imposé. Une position en forme d’acte de résistance personnel face au monde, à sa marche en avant vers toujours plus de conditionnement. mounir fatmi, un artiste contemporain révélateur de sens, tourné tout entier vers la déconstruction des systèmes d’embrigadement et de communication dont il met à nu les mécanismes pour nous donner à penser, dont il utilise le fonctionnement pour mieux en travestir la finalité. Avant de vivre de son activité artistique, il a travaillé dans la pub, donné des cours. Le pouvoir des images – il ne sait rien faire d’autre que travailler à partir d’elles – et des mots, leur force destructrice et leur violence, il les éprouve intimement depuis l’enfance.
Beat Generation made in Maroc
mounir naît à Tanger en 1970. Il grandit dans le quartier “casabarata” – littéralement la maison la moins chère – construit par les Espagnols pour les familles les plus pauvres. Dans l’immense marché aux puces à proximité, il découvre ses premières reproductions, copies de copies. Aux murs de chez lui, on ne trouve qu’une calligraphie et une photo noir et blanc du Roi, Hassan II. Pour seul livre, un exemplaire du Coran, mais « je n’étais jamais assez propre pour le toucher », se souvient-il. « Un dico – celui de tout le quartier – apparaissait de temps en temps, aussi vite qu’il disparaissait. » À 4 ans, il savait pourtant déjà qu’il serait peintre, persuadé qu’il était « programmé pour ». Le métier de son père, peintre en bâtiment, n’y est sûrement pas étranger. « Cet homme au bleu de travail toujours taché, la cigarette au bec, pas marié, entouré de femmes, c’était la seule personne qui me faisait rêver dans l’enfer de mon enfance. » Dans les années 80, Tanger est le siège de nombreux artistes, notamment de la Beat Generation1. Une rencontre avec l’écrivain américain Paul Bowles accélèrera les choses. « J’avais 17 ans. Ce mouvement, la lecture de Burroughs, de Ginsberg et de Brion Gysin, m’a sauvé la vie. Ils m’ont poussé à m’interroger et à comprendre la condition humaine. »
Real eyes, realise, real lies
L’activité artistique comme seule échappatoire à la misère ambiante. L’urgence de créer, de s’échapper d’un Maroc où la culture est cloisonnée, accessible à la seule petite bourgeoisie, le poussera à créer sa propre utopie du monde sans attendre des autres. À l’image de son père qui ne comprendra et n’acceptera pas les dessins de nu qu’il réalise à l’académie des Beaux-Arts de Rome après avoir été renvoyé de celle de Casablanca. « Pour moi, c’était une révolution culturelle », atteste-t-il. « Un choc de se retrouver devant une femme sublime, entièrement nue et de devoir l’observer dans les moindres détails, alors que mon éducation avait été de ne pas regarder. » En 1988, il débute le Manifeste Coma (voir encadré) dont la première phrase heurte : « Mon père a perdu toutes ses dents, maintenant je peux le mordre ». mounir n’aura de cesse de détourner et d’imaginer des slogans cyniques, drôles et insolents qui sont « autant de flèches tirées vers les autres mais aussi une certaine poésie », conscient qu’il ne nous reste parfois que le sourire face au chaos du monde. Il noircit des carnets, remplis « comme des équations », à base de dessins, d’idées, de mots, de connexions qui peupleront son œuvre à l’image de ses portraits réalisés à base de câbles d’antenne TV : Présumé innocent (le Christ) et Guilty – coupable – (Saddam Hussein).
En 1993, alors qu’il reçoit le premier prix de la troisième biennale de la jeune peinture marocaine, il déclare sa mort symbolique au journal marocain L’Opinion. Isolé dans sa pratique, incompris par ses pairs, le jeune artiste s’éloigne de la tradition picturale de son pays. Il commence à effacer ses propres peintures en les recouvrant de blanc, y inscrivant “sans témoin”. Il critiquait par là les institutions artistiques de son pays, l’absence de soutien aux artistes et surtout, leur « manque de visibilité publique qui entraîne l’absence de pensée critique des Marocains ». Poursuivant sa démarche, il finit par emballer ses toiles avec du film plastique devant des témoins pris, au hasard, dans la rue. La photo de leur présence lors de l’emballage étant exposée à côté de l’œuvre. Cette critique radicale du Maroc des années 90 était tout à la fois en lien direct avec les disparitions d’opposants politiques, l’enfermement des étudiants vus en manifestation mais aussi une référence à l’effacement des portraits dans les miniatures d’Al Wassiti ou dans le Maqâmât (Livre des Séances) d’Al Hariri.2 « L’histoire de l’art est devenu mon alphabet pour écrire dans l’espace. »
Rendre compte du monde
mounir devient un artiste voyageur, allant là où on l’invite. Il sculpte, filme, photographie, écrit, peint, installe, expose dans des biennales. De 1999 à 2002, il mène un projet3 dans le quartier du Val Fourré à Mantes-la-Jolie. Il y loue un appartement où il travaille sur la question de l’identité. « L’immigré n’a pas d’image, ni celle des médias, ni celle renvoyée par leur pays d’origine ne lui correspondent ». Il prend conscience de la violence de l’architecture de béton des cités, lit Foucault, Deleuze, Derrida. « On est loin de la cité radieuse du Corbusier. Elle a un côté inhumain, c’est presque une expérimentation sur des cobayes. Il est terrible de voir comment l’architecture écrase les gens et les met en boîtes ».
Les événements du 11 septembre 2001 renforceront son besoin urgent de création car pour lui, « ce n’est pas le sens de l’œuvre qui compte, mais les liens qu’elle peut avoir avec le temps présent, l’histoire, la philosophie, la sociologie, la religion, la politique et le monde ». Ainsi débute Fuck Architects, projet en trois actes pensé comme un livre critique sur les architectes au sens propre mais aussi ceux de la pensée, de l’économie et du pouvoir. Save Manhattan 01 en est l’œuvre emblématique tant par son propos que par sa force visuelle, simple et efficace. Il place sur une table toute une littérature d’ouvrages parus après la chute des Twin Towers auxquels s’ajoutent deux exemplaires du Coran. Le tout est éclairé de manière à ce que l’ombre projetée des livres sur le mur dessine l’horizon new-yorkais d’avant la catastrophe. Les symboles du capitalisme sont ainsi renvoyés dos à dos avec ceux de l’intégrisme religieux.
Fuck Architects, un condensé
À Sélestat, mounir nous offre un condensé de son travail. Une photo de la série L’évolution ou la mort dans laquelle un homme a scotché sur son corps un journal, un magazine, des livres de philo, des romans à la manière des kamikazes fixant leur bombe. Tous ces éléments sont reliés par des câbles. Ce corpus explosif d’utopies intellectuelles et sociales, « presque un gilet pare-balles protecteur et sans détonateur », ne se dévoile qu’une fois le regard posé sur l’œuvre. « Au public de dépasser sa première vision, de ne pas passer à côté des mises en scènes des kamikazes et des médias », de décrypter l’instrumentalisation de la peur. « Je ne fais que des propositions esthétiques », insiste-t-il. « Au public de les interpréter, de projeter leurs fantasmes, leurs désirs, leurs réflexions. » Skyline reproduit la silhouette d’une ville occidentale contemporaine à base de VHS (déjà utilisées dans Keeping faith, en 2007 : reproduction d’une chaise électrique dont les fils des bandes magnétiques s’amoncelaient sur un miroir au sol), support de copie périmé, comme cette architecture, symbole d’un pouvoir économique et politique aujourd’hui mis à mal. Les bandes que les cassettes protégeaient pendent jusqu’au sol, formant un amas qui rappelle les décombres de New York et qui symbolisent une mémoire s’effilochant. « Chacun de mes espaces d’exposition est un vrai chantier avec ses dangers intellectuels, ses images parfois violentes. Il faut se protéger… » Voilà comment mounir explique Monuments, alignement de cinq casques de chantiers cloués au murs et portants les noms de philosophes l’ayant inspiré, permis de déconstruire le réel pour mieux se l’approprier. Bienvenue dans le monde désaseptisé de mounir fatmi, l’heure est venue d’ouvrir les yeux…
Thomas Flagel
1 mouvement littéraire et artistique initié par Jack Kerouac (Sur la route), Allen Ginsberg (Howl) ou encore William Burroughs (Le Festin nu) à la fin des années 40.
2 Conséquence des vifs débats dans le monde musulman sur la représentation du corps et celle de Dieu qui feront écrire à mounir : « Si dieu ne voulait pas qu’on le voit, il aurait fait de nous des aveugles ».
3 www.ovalprojet.com
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To disrupt codes, the established order or representations and hierarchies, such is a commitment that mounir fatmi starts by applying to his own identity. He writes his name in lower case letters. It’s not a prima donna’s whim, rather a mixture of humility and the refusal of the “aberration of submitting to the hierarchies of Word”. He prefers the typographical error, to function not “for” nor “in” an imposed system. His position is a personal act of resistance to the world and its evolution towards more and more conditioning. mounir fatmi, a contemporary artist looking to create meaningfulness, entirely focused on the deconstruction of indoctrination and communication systems whose mechanisms he reveals in order to make us think, whose functioning he uses in order to better distort their objectives. Before he could live from his artistic activities, he worked in advertising and taught. The power of images – he doesn’t know how to do anything else than work with them – and words, their destructive power and their violence, he’s been experiencing them intimately since he was a child.
Beat Generation
made in Morroco mounir was born in Tangiers in 1970. He grew up in Casablanca’s “Casabarata” neighborhood – literally the ‘cheap house’ – built by the Spanish for the poorest families. In the huge flea market nearby, he discovers his first reproductions, copies of copies. On the walls of his home, there is nothing but a calligraphy and a black & white photo of King Hassan II. The only book is a copy of the Koran, but “I was never clean enough to touch it”, he remembers. “A dictionary – the only one in the entire neighborhood – would appear from time to time, and then disappear again just as fast.” When he was four, he nevertheless already knew he would be a painter, convinced he was “programmed for it”. His father’s job, a construction painter, certainly had something to do with that. “A man with his stained work overalls, a cigarette in his mouth, unmarried, surrounded with women, was the only person who made me dream in my childhood hell.” In the 1980s, Tangiers is the rallying point of many artists, particularly from the Beat Generation (1). His encounter with writer Paul Bowles accelerated things. “I was 17. This movement, and reading Burroughs, Ginsberg and Brion Gysin, saved my life. They urged me to question things and understand the human condition.”
Real eyes, realize, real lies
Creating art as the only escape from the surrounding misery. The urgency to create, to run away from a country where culture is compartmentalized, accessible only to the local bourgeoisie, encouraged him to create his own utopian world without waiting for anyone. Like when his father didn’t understand nor accept the nude drawings he made at the academy of arts of Rome after having been expelled from the one in Casablanca. “To me, it was a cultural revolution”, he claims. “Such a shock to find myself in front of a completely naked beautiful woman, and to have to observe her in the smallest detail, when my education had taught me not to look.” In 1988, he initiated the Coma Manifesto (see box) whose first sentence is particularly striking: “My father lost all his teeth, now I can bite him.” mounir will never stop twisting and coming up with cynical, funny and insolent slogans that are “arrows shot towards the others, but also a certain form of poetry”, aware as he is that sometimes all that is left to do is to smile when faced with the chaos of the world. He fills notebooks “like equations” with drawings, ideas, words, connections that will populate his work, such as his portraits made with TV antenna cable: Presumed Innocent (the Christ) and Guilty (Saddam Hussein).
In 1993, after having received the first prize at the third biennale for young Moroccan painters, he declared his symbolic death in the Moroccan newspaper L’Opinion. Isolated in his work, including among his peers, the young artist decides to stray from his country’s pictorial tradition. He starts erasing his own paintings by covering them in white and writing “no witness” on them. This was his way of criticizing the artistic institutions of his country, the absence of support for artists, and above all their “lack of public visibility that produces the absence of critical thinking in Moroccans”. Pursuing this process, he ends up wrapping his paintings in plastic in front of witnesses chosen randomly in the streets. The picture of their presence during the wrapping of the paintings is then exhibited next to the work. This radical criticism of 1990s Morocco was also related to the disappearance of political opponents and the jailing of students spotted at protests. This was also a reference to the erasing of portraits in the Al Wassiti miniatures or in the Maqamat (the Book of Assemblies) by Al Hariri (2). “Art history has become my alphabet for writing across space.”
Transcribing the world
mounir then became a traveling artist, going wherever he was invited. He sculpts, films, photographs, writes, paints, installs and exhibits in biennales. From 1999 to 2002, he conducted a project (3) in the Val Fourré neighborhood of Mantes-la-Joie, a disadvantaged suburb of Paris. He rented an apartment there and worked on the question of identity. “The immigrant has no image. Whether in the media or in his country of origin, neither image fits.” He becomes aware of the violence of the concrete architecture of housing projects, reads Foucault, Deleuze, Derrida. “This is far from Le Corbusier’s Cité Radieuse. It’s dehumanizing, almost like an experiment on guinea pigs. It’s terrible to see how architecture crushes people and puts them in boxes.”
The events of September 11, 2001 reinforce the urgency of his need to create, because to him, “the meaning of a work of art isn’t what matters the most, but the connections it can have to the present, history, philosophy, sociology, religion, politics and the world.” And so begins Fuck Architects, a three-part project conceived as a critical book on architects per se, but also on the architects of thought, economy and power. Save Manhattan 01 is the most emblematic example of this, through its message but also its simple and efficient visual powerfulness. He placed on a table a host of books published after the Twin Towers came down, to which he adds two copies of the Koran. The whole thing is lit in such a way that the books cast a shadow on the wall that resembles the New York skyline before the catastrophe. Symbols of capitalism are thus leveled with those of religious fundamentalism.
Fuck Architects, condensed
In Sélestat, in Alsace, mounir offers a condensed version of his work. A picture from the “Evolution or Death” series in which a man tapes to his body a newspaper, a magazine, philosophy books and novels, the way a kamikaze would attach a bomb. All these elements are connected with cables. This explosive corpus of intellectual and social utopias, “almost like a bulletproof vest, protective but without a detonator”, only reveals itself once the viewer’s gaze is set on the work. “It’s up to the audience to go beyond the first glance, to not miss the staging of kamikazes and of the media”, to decipher the instrumentalization of fear. “I only make esthetic propositions”, he insists. “It’s up to the audience to interpret them, project their fantasies, desires and thoughts.” Skyline reproduces the silhouette of a modern Western city with VHS tapes (already used in Keeping Faith in 2007: the reproduction of an electric chair whose wires are the magnetic tape piled up on a mirror on the floor), an outdated reproduction medium, like that architecture, the symbol of an economic and political power that is severely challenged today. The magnetic tape that was protected by the cassettes hangs all the way to the floor, creating a heap that reminds the viewer of the rubble of New York and symbolizing an unraveling memory. “Each one of my exhibition spaces is a veritable construction site, with its intellectual pitfalls, its images that are sometimes violent. You need to protect yourself…” That’s how mounir explains Monuments, the alignment of five construction hardhats nailed to the wall and bearing the names of philosophers who inspired him, like a permit to deconstruct reality in order to better re-appropriate it. Welcome to the de-sterilized world of mounir fatmi; the time has come to open our eyes…
Thomas Flagel
1 A literary and artistic movement initiated by Jack Kerouac (On the Road), Allen Ginsberg (Howl) and William Burroughs (Naked Lunch) in the late 1940s.
2 A consequence of the heated debate in the Islamic world on the representation of the body and of God that will lead mounir to write: “If god didn’t want us to see him, he would have made us blind.”
3 www.ovalprojet.com
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