mounir fatmi crée pour nous. Pour nous rencontrer, pour nous mettre au défi de nous mêmes, pour nous faire penser. Il met entre lui et nous ses œuvres, pour que nous les regardions, pour que nous « réfléchissions » ses créations, dans les deux sens du terme. Nous sommes le miroir de mounir fatmi. Nous sommes la « profondeur de champ » dont fatmi a besoin pour oser se regarder. Nous sommes le miroir sans lequel il n’existe pas entièrement. Et lorsque nous rejetons, censurons, détruisons ses œuvres, l’effet de « réflexion » se perd et fatmi se sent comme amputé de cette partie de lui-même que nous sommes. Une amputation dont seule la greffe peut consoler : quand la jambe noire de l’ange est greffée sur un corps blanc – quand la jambe blanche est greffée sur un corps noir. La réciprocité, indispensable.
Nous sommes ce miroir sur lequel l’artiste se penche avec autant d’amour que de désespérance, avec désir et répulsion, avec admiration aussi, quand nous sommes capables de recevoir, de donner, la jambe noire de l’ange – avec admiration pour les Panthères noires, pour Salman Rushdie, pour John Howard Griffin – avec répulsion pour les … comment les appeler ? Intégristes ? Fascistes ? « Intégriste » est un terme intéressant, puisqu’il suppose la volonté d’ « intégration » - et pourtant. L’intégration n’est possible que dans la réciprocité : celle du langage (fatmi nous le rappelle dans Beautiful Language) et celle du corps (The Angel’s Black Leg). La réciprocité sauve l’intégration de l’intégrisme.
mounir fatmi me fait parfois penser à Anna Politkovskaya. « Je veux faire quelque chose pour les autres avec le journalisme », disait-elle. Mounir fatmi veut faire quelque chose pour les autres avec l’art. Anna Politkovskaya, dans les dernières pages de son livre sur la Tchétchénie, écrit : « Eux, c’est nous ». Nous sommes tous humains. Tous identiques. Tous porteurs du meilleur et du pire. L’environnement va déterminer qui, du meilleur ou du pire, va s’exprimer en nous. Notre responsabilité d’humain, c’est d’infléchir l’environnement, le nôtre et celui des autres, chacun de nous à sa manière et en fonction de ses moyens propres. Quand nous échouons, à infléchir cet environnement, alors comment en rejeter le produit ? Si nous laissons construire les prisons, les armes, si nous laissons se faire les guerres – comment en dénier les conséquences ?
mounir fatmi occupe, comme Politkovskaya, une position fondamentalement critique, mais aussi poétique, du monde. Le monde de fatmi, c’est, notamment, la confrontation entre un certain islam et une certaine liberté. Je suis Charlie, je suis Bataclan, je suis Molenbeek. Je suis. Oui, se dit mounir, mais comment être ? Pour être, il faut être dans le monde. La manière de mounir fatmi, alors, de tenter d’infléchir ce monde, c’est de créer des œuvres d’art et de les exposer aux publics les plus larges possibles. C’est l’une de ses raisons de l’extraordinaire quantité de travail engagé et d’œuvres réalisées. Mais quel que soit son engagement, la création artistique ne consomme pas l’entièreté du désir de fatmi : il aimerait encore enseigner, créer une école, animer des rencontres, des conférences. Ecrire, aussi. Les mots, malgré sa suspicion fondamentale à leur égard, lui sont précieux, Les livres, infiniment chers.
Je suis. Comment être ? Il faut être l’autre, aussi. La seule manière de le comprendre vraiment, cet autre, de l’aimer – c’est de l’être. Ou de le manger, dirait Claude Lévi-Strauss. Le cannibalisme, autre forme d’intégrisme. Dans Sleep al Naïm – six heures du sommeil de Salman Rushdie, d’un Salman Rushdie entièrement imagé, imaginé, créé par fatmi, l’artiste plasticien, pour être l’écrivain, choisit une autre voie. La création de l’autre d’abord, puis son animation, pas sa propre respiration. Réciprocité s’il en est : Rushdie endormi respire « fatmi » : l’artiste lui a donné sa propre respiration, enregistrée des nuits entières.
Pour comprendre l’autre, il faut le devenir un peu (je cite Marie Moignard, à propos de l’exposition de mounir fatmi au Musée de Marrakech, dans Toi, Moi et Tous les Autres, http://diptykblog.com/blog/2016/03/10/mounir-fatmi-au-mmp-toi-moi-et-tous-les-autres/)
« Devient-on une part de l’autre quand on le reçoit en son sein ? C’est l’expérience qu’a voulu tenter le journaliste américain John Howard Griffin. Projet le plus impressionnant de la sélection, l’hommage que lui rend Mounir Fatmi dans As a Black Man (2013-2014) rappelle ce fait réel : à coup de traitement médical, Griffin a volontairement et irréversiblement bruni sa peau pour devenir noir. Son but ? Expérimenter de l’intérieur la condition des Noirs dans l’Amérique des années 50, pour mieux comprendre la discrimination dont ils étaient victimes. Un engagement radical qui a semble avoir forcé l’admiration de Fatmi. La pièce Darkening Process (2013-2014) qui a donné son nom à l’exposition du MMP rappelle le seul métier qu’a pu trouver John Howard Griffin après sa transformation : cireur de chaussures. Un passage au noir, encore et toujours… »
Pour comprendre l’autre, donc, il faut le devenir un peu. Alors, Something is possible. fatmi, dans le lien à l’autre, est allé plus loin encore avec cette vidéo peu connue, mais montrée récemment au Monastère Royal de Brou par la commissaire Marie de Paris dans son exposition « Eros et Thanatos ». Quand dans le couple, l’homme devient la femme, et la femme, homme, alors Something is possible. Et fatmi de nous suggérer cette merveille absolue : comment l’amour physique, la rencontre des corps, peut, parfois, transcender l’altérité. mounir fatmi est parfois désespéré. Le désespoir optimiste est peut-être la seule position possible. Conserver et chérir l’utpie, car Something is possible. « Je ne veux pas guérir de ma dépression, écrit mounir fatmi, je veux que ma dépression me guérisse. » Avec cette intuition scientifique qui caractérise souvent l’œuvre et la pensée de fatmi, il nous rappelle que pour rendre « something possible », il faut d’abord prendre acte de la réalité. La réalité, c’est nous.
Barbara Polla, Paris, le 3 Mai 2016.
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mounir fatmi creates for us. To meet us, to challenge us, to make us think. He puts his works between himself and us, so that we look at them, so that we “reflect” (upon) his creations, in both senses of the word. We are mounir fatmi’s mirror. We are the “depth of field” fatmi needs to dare to look at himself. We are the mirror without which he doesn’t fully exist. And when we reject, censor, destroy his works, the “reflection” disappears and fatmi feels amputated of that part of himself we represent. An amputation from which he can only heal with a graft: when the angel’s black leg is grafted onto a white body – when the white leg is grafted onto a black body. Reciprocity is vital.
We are that mirror the artist leans into with as much love as hopelessness, with desire and repulsion, with admiration too, when we are capable of receiving, giving, the angel’s black leg – with an admiration for the Black Panthers, for Salman Rushdie, for John Howard Griffin – with repulsion for… how can we name them? Fundamentalists? Fascists? The French term for fundamentalist, “intégriste”, is interesting because it carries in it the notion of “integration”. Yet integration is only possible with reciprocity: the reciprocity of language (fatmi reminds us of that in “Beautiful Language”) and of the body (“The Angel’s Black Leg”). Reciprocity saves integration from fundamentalism.
mounir fatmi sometimes reminds me of Anna Politkovskaya. “I want to do something for other people with journalism”, she said. Mounir fatmi wants to do something for other people with art. Anna Politkovskaya, in the last pages of her book on Chechnya, writes: “They are us”. We are all human. All identical. All capable of the best and the worst. Our environment determines which of the best or the worst will be expressed in us. Our responsibility as humans is to inflect the environment, ours and that of others, each in his own way and according to his possibilities. When we fail to inflect that environment, how can we reject what it produces? If we let prisons and weapons be built, if we let wars we waged, how can we deny their consequences?
mounir fatmi, like Anna Politkovskaya, has a fundamentally critical position, but also poetic. Fatmi’s world is, among other things, the confrontation between a certain Islam and a certain freedom. I am Charlie, I am the Bataclan, I am Molenbeek. I am. Yes, thinks mounir, but how to be? In order to be, one has to be in the world. Hence, mounir fatmi’s way of inflecting the world is to create works of art and to expose them to the widest possible audiences. It’s one of the reasons for the extraordinary quantity of work undertaken and of works created. But however militant it is, artistic creation doesn’t consume the entirety of fatmi’s desire: he would also like to teach, to found a school, to moderate meetings, conferences. And to write. Words, despite his fundamental suspiciousness towards them, are precious to him; books infinitely dear.
I am. How can I Be? One has to be the other as well. The only way to truly understand and love the other is to be him. Or to eat him, as Claude Lévi-Strauss would say. Cannibalism, another form of fundamentalism. In “Sleep al Naim” – six hours of Salman Rushdie’s slumber, an entirely re-created Salman Rushdie imagined by fatmi. The plastic artist, in order to be the writer, chooses another way. First recreating the other, then animating him, using his own breath. Now that’s reciprocity: the sleeping Rushdie breathes “fatmi”: the artist gave him his own breathing, recorded over entire nights.
To understand the other, you have to become him a little (I am quoting Marie Moignard talking about mounir fatmi’s exhibit at the Marrakech Museum: You, Me and all the Others (in French) http://diptykblog.com/blog/2016/03/10/mounir-fatmi-au-mmp-toi-moi-et-tous-les-autres/).
“Do we become a part of the other when we welcome him in us? Such is the experiment the American journalist John Howard Griffin wanted to conduct. Mounir fatmi’s homage to him in “As a Black Man” (2013-2014) is the most impressive project in the selection, reminding this true story: through medical treatments, Griffin voluntarily and irreversibly darkened his skin in order to become black. His objective was to experience from the inside the condition of Blacks in 1950s America, in order to better understand the discrimination against them. A radical commitment that seems to have compelled fatmi’s admiration. The work “Darkening Process” (2013-2014), which gave its name to the exhibit at MMP, reminds us that the only job John Howard Griffin could find after his transformation was as a shoe shiner. Darkening, always…”
Hence, to understand the other, one has to become him a little. From there, Something is possible. fatmi, in terms of the connection to the other, went even further with a little known video, recently shown at the Monastère Royal de Brou by curator Marie Deparis in his exhibit “Eros and Thanatos”. When in a couple, the man becomes the woman, and the woman the man, then Something is possible. fatmi suggests this absolute wonder: how physical love, the encounter of bodies, can sometimes transcend alterity. mounir fatmi is sometimes hopeless. Optimistic hopelessness is perhaps the only possible position. To conserve and cherish the utopia, because Something is possible. “I don’t want to cure my depression”, mounir fatmi writes, “I want my depression to cure me.” With this scientific intuition that often characterizes fatmi’s work and thinking, he reminds us that to make “something possible”, we must first acknowledge reality. Reality is us. Barbara Polla, Paris, 3 May 2016. When in a couple, the man becomes the woman, and the woman the man, then Something is possible. fatmi suggests this absolute wonder: how physical love, the encounter of bodies, can sometimes transcend alterity.
Barbara Polla, Paris, May 3rd, 2016.
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