(…) j’ai revu l’ensemble de tes travaux vidéo. En errant dans les méandres de l’Alphabet rouge du peintre-poète Saladi, parmi les exils du double Adonis (dieu grec de la Beauté et poète arabe), célébrés dans tes Deux poèmes pour mourir, j’en suis arrivé à la même sentence que toi, celle contenue dans ta dernière vidéo, Survival signs… oui, il faut choisir entre l’être et l’avoir.
J’avais considéré, jusqu’à présent, cette question comme un élan de naïveté de ta part… tant que je l’entendais sous l’angle d’une discussion existentielle, une légèreté grossière mis en regard des propos graves (la guerre, les morts, les enfants, la parole impossible à prononcer…), ce que tu assumes par ailleurs dans cette vidéo.
Cette question s’est soudain mise à résonner différemment en moi, quand m’est apparu que l’alternative que tu proposes (être ou avoir) n’est pas un choix philosophique, encore moins une opinion, mais une nécessité historique. D’autres ont pu la formuler ainsi, la révolution ou la mort.
Ton travail, tout en n’étant pas assujetti à une pensée politique, est travaillé par la politique. J’entends par politique, la seule qui mérite d’être pensée, celle qui vise l’émancipation des femmes et des hommes.
Ton combat se situe dans le domaine des idées. Il serait plus juste de dire, que ton œuvre se situe dans le domaine des idées, en cela que tes actes artistiques donnent à penser, ils ouvrent des brèches dans le mur des certitudes. Personne n’est seul, rien n’est solide, dis-tu dans une de tes vidéos, oui, tous les murs sont friables pour les poètes qui n’ont d’autre partie que leur langue. Cette patrie-sans-frontières accueille tous les exilés (Adonis), toutes les écritures (Saladi), toutes les couleurs, toutes les oreilles coupées (Van Gogh), tous ceux à qui l’on a arraché la langue (Survival signs). Tu connais le mythe grec, où Thérée (roi de Thrace), s’éprend de Philomène (fille de Pandion, roi d’Athènes). Devant son refus, il la viole et l’enchaîne par les bras dans une cabane de bois, au plus profond de la forêt, et afin qu’elle ne dévoile pas son secret, il lui arrache la langue. Cependant Philomèle réussira à tisser, avec sa bouche sans langue, une étoffe qui racontera sa tragédie et dénoncera le crime. Je tiens cette histoire comme l’origine de la poésie, un tissage de signes qui persistent.
Le poète raconte la tragédie du monde, dénonce les crimes mais, comme Cassandre devant le peuple de Troie, pourtant menacé, il est peu entendu, il est pris pour un illuminé. Il travaille malgré tout, car ce n’est pas le résultat escompté qui détermine son engagement artistique, c’est une fidélité à sa langue, à son désir.
J’évoquais plus haut ton “combat“. Cela peut paraître incongru pour qui t’a quelque peu fréquenté, et connaît ton flegme, ta répugnance pour le conflit ouvert, pour la violence. Cependant, je le maintiens. Tu combats contre l’Art, contre ce qui dans l’Art est conventionnel (d’où le A majuscule), ce qui, pour moi, rend évident l’acte de fraternité que tu as commis avec le peintre-poète Saladi dans ton-votre Alphabet rouge.
J’aime que tu sois un mauvais fils de l’Art.
Notre société est totalement dominée par la marchandise (l’avoir), même l’être que tu opposes à l’avoir, même l’art (à moins de garder chez soi nos productions, mais elles ne sont rien sans le regard de l’autre. Plus qu’une domination, c’est une métamorphose obligée et généralisée, à l’échelle de la planète et de nos minuscules neurones. Condamner cette société marchande, c’est se condamner soi-même en tant que produit d’un processus historique. À ce point, nous sommes les mauvais fils de la société qui nous a engendrés : nous luttons contre ce qui valide, de l’extérieur, notre pratique artistique.
Ta question, “être ou avoir“, je la traduis par : “N’ayons rien de ce que nous pouvons avoir, soyons tout ce que nous pouvons être“, ou bien, “L’économie marchande est cannibale, devenons indigestes.“
En inventant de nouveaux langages, des langues presque étrangères à la société marchande, nous produisons des actes-étincelles qui n’embraseront le monde que si un vent collectif se lève. La finalité de nos actes n’est pas la cause de ce que nous créons. Nous ne nous autorisons, à faire œuvre, que de nous-mêmes, nous ne répondons qu’aux exigences de la vie, des possibilités de continuation de la vie de notre espèce, de la nécessité de ne pas laisser à d’autres le soin de faire notre histoire.
Ce qui fait œuvre artistique, c’est que nous accordons à notre extrême singularité une valeur universelle, détachée de l’Histoire. Le Dieu grec Adonis peut bien, par la magie de l’électronique, ta sensible conscience, cohabiter avec le poète arabe homonyme, sous le générique de Deux poèmes pour mourir. Tu n’as pas eu à les convoquer pour qu’ils accourent dans ton imagination, tu n’as eu qu’à accueillir, en toi, le seul territoire qui nous importe, celui des exils. L’exil, tu m’as compris, n’est qu’un autre nom de la poésie. Son nom de clandestinité.
Les mauvais fils délocalisent et détemporalisent tous les exils, et exilent tous les lieux et toutes les époques. Leurs actes artistiques ne sont pas engendrés par l’Art, ils engendrent de nouvelles vérités de l’art. Ils sont la trace de l’expérience que nous faisons du monde.
Les mauvais fils sont constamment menacés, dans une moindre mesure par leurs ennemis naturels (les marchands, les politiciens, la police…), mais plus encore par les faux-frères. Qui sont-ils ? Ceux qui nous contemplent, ceux qui contemplent nos œuvres comme un coucher de soleil pour cartes postales, une jolie fille de magazine ou une automobile-dernier-cri. Nous devenons ainsi spectaculaire. Notre langue presque étrangère devient alors un inoffensif effet de style, une performance de dandy, ce qu’ils prennent pour nos idées deviennent une des déclinaisons possibles d’une idéologie déjà connue. Nous sommes alors assimilés, désamorcés. La faille que nous avions provoquée est colmatée, le vide que nous avions créé est comblé par leur complaisante compréhension, ah, Fragile communication ! Négative expérience du monde que nous ferions alors, si nous n’avions pas la saine vigilance de scissionner avec nous-mêmes, de bouder, de ruer dans les brancards d’un Art à l’agonie. Non, nous ne voulons pas être adoptables, nous voulons rester des mauvais fils, d’éternels insatisfaits, en quête d’un impossible non-métaphysique.
Longtemps je pourrais poursuivre ce courrier à toi adressé. J’espère m’être suffisamment égaré pour t’avoir, au détour d’un mot, hasardement rencontré. Je te souhaite une pertinente continuation.
Mauvais fils. Vrai frère.
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(...) I have reviewed all your video work. Roaming through the byways of the Red Alphabet by Saladi, the painter-poet, among the exiles of the double Adonis (Greek god of Beauty and Arabian poet), celebrated in your Two Poems To Die To, I arrived at the same phrase as you, contained in your last video, Survival Signs… Yes, you have to choose between being and having.
Until now, I considered this question as naive … as long as I understood it as an existential discussion, a coarse joke looking at serious subjects (war, death, children, speech impossible to pronounce…). This in fact is what you assume in this video.
The question suddenly started to echo differently within me when I realised that the alternative that you propose (to be or to have) is not a philosophical choice, even less an opinion, but a historical necessity. Others could have formulated it as revolution or death.
Your work, while not being subject to political ideas, is worked by politics. What I understand by politics, the only worthwhile aspect, is politics that aims at the emancipation of women and men.
Your fight is in the field of ideas. It would be more correct to say, that your work is in the field of ideas, in as much that your artistic act makes us think. It opens breaches in the wall of certainty. Nobody is alone, nothing is solid, you say in one of your videos. Yes, all walls are insubstantial for poets who have no other homeland than their language. This homeland-without-frontiers welcomes all exiles (Adonis), all writings (Saladi), all colours, all cut ears (Van Gogh), all those who have had their tongues cut out (Survival signs). You know the Greek myth, where Tereus (king of Thrace), becomes enamoured of Philomela (daughter of Pandion, king of Athens). She refuses him; he rapes her and chains her by the arms in a log cabin, deep in the forest. And so that she will not reveal her secret, he cuts out her tongue. But Philomela, tongueless, succeeds in embroidering a cloth that recounts her tragedy and tells of the crime. I think this story as the origin of poetry, a fabric of signs that persists.
The poet tells of the tragedy of the world, denounces crimes but, like Cassandra before the people of Troy who were in danger, he is scarcely listened to and is considered as a crank. In spite of everything, he works because it is not the expected result that determines his artistic commitment; it is faithfulness to his tongue, to his desire.
Earlier, I spoke of your "fight". That could appear incongruous for those who do not know you, and know your calm, your reluctance for open conflict, for violence. However, I insist. You fight against Art, against everything in Art that is conventional (hence the capital A). Which, for me, makes obvious the act of fraternity that you made with Saladi painter-poet in your Red Alphabet.
I like the idea that you are the prodigal son of Art.
Our society is completely dominated by goods "having", dominating even "being" that you contrast with "having", even art… (Unless we keep our work to ourselves, but it is nothing if it is not looked at). More than a domination, it is a compulsory and generalised metamorphosis, on a planetary scale and at the level of our tiny neurones. To condemn this commercial society, is to condemn ourselves as products of a historical process. At this point, we are the prodigal sons of the society that generated us. We fight against that which, from the outside, approves our artistic endeavour.
Your question, "to be or to have," I translate by: "Have nothing of what we can have, be everything that we can be" or "The commercial economy is a cannibal, let us become indigestible."
By inventing new languages – languages nearly foreign to the commercial society – we are producing sparks that will only enflame the world if a collective wind rises. The finality of our acts is not the cause of what we create. We only allow ourselves into our field of work. We only meet the necessities of life, of possibilities of continuing the life of our species, the need of not leaving to others the job of creating our history.
What makes an artistic work, is that we accord a universal value to our extreme singularity, detached from History. The Greek God Adonis, by the magic of electronics and your sensitive consciousness, can cohabit with the homonymous Arabic poet, under the generic name of Two Poems To Die To. You did not have to summon them to run free in your imagination. But inside you, you merely had to welcome the only territory that is important to us, that of exiles. The exile, you understand, is only another name for poetry – its secret name.
The prodigal sons are exiles of all places and all times. Their artistic acts are not generated by Art; they generate new artistic truths. They are the trace of the experience that we make of the world.
The prodigal sons are constantly threatened, to a lesser extent by their natural enemies (merchants, politicians, the police…), but more by false brothers. Who are they? Those who consider us and our work as if it were a picture postcard, a pretty magazine cover girl or the latest automobile. We thus become a spectacle. Our nearly-foreign language then becomes an innocuous effect of style, a dandy's performance. They take our ideas as merely a variation of an already-known ideology. We are then assimilated, defused. The breach that we created is sealed; the gap we made is blocked by their complaisant understanding. Ah, fragile communication! Negative experience of the world that we would then have, if we did not have the healthy awareness to split ourselves off, shun, rebel against a dying Art. No, we don't wish to be adopted; we like to remain prodigal sons, eternally unsatisfied, in quest of a non-metaphysical impossibility.
I could continue like this for a long time. I hope I have sufficiently wandered in words to have encountered you by chance. Go your way.
Prodigal son. True brother.
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