La première fois que j’ai vu le travail de mounir, j’ai pensé à ce que disait Panofsky à propos de l’art du 20ème siècle : si l’art des siècles précédents a toujours consisté à présenter un trésor à la réflexion, à la méditation de l’amateur, l’art du 20ème siècle est un moyen d’intervenir dans le réel. Panofsky pointe ici à la fois une particularité (la transformation d’un art qui cesse d’être trésor optique, ou trésor de sens, pour devenir un « détonateur » dans le monde réel - et le mot est fort quand on connaît le travail de mounir) mais aussi ce qui pourrait être une faiblesse : le danger d’une œuvre qui serait circonstancielle (liée aux circonstances du temps). En découvrant le travail de mounir à l’exposition Africa Remix de Londres, j’ai réalisé que, au-delà d’une réaction au monde qui nous entoure, ses oeuvres possèdent une composition, une « structure grammaticale » qui leur donne une puissance allant au-delà des circonstances, politiques en particulier, qui les font naître et dans lesquelles il intervient.
La vidéo intitulée « Manipulation » montre un Rubik’s Kub noir cerné d’une bande blanche, évidemment « déconstruite ». Manipulé par des mains, par le jeu, qui reconstitue la bande blanche, il devient un modèle réduit de la kaa’ba. Comme souvent dans les œuvres de mounir l’objet subit une métamorphose, que j’ai trouvée saisissante, physiquement prenante. L’on part d’abord d’un objet très proche de notre esthétique familière de l’art minimal : c’est avant tout une œuvre minimale. Manipulée, elle devient une oeuvre religieuse, une allusion à un monde religieux, qui justement est difficile à manipuler. On passe donc de quelque chose de familier, d’autorisé dans notre univers culturel et optique, à quelque chose d’un autre monde culturel, également familier, mais qui n’est plus « permis » dans le même contexte. Puis peu à peu, la vidéo montre la poursuite de cette transformation : par la manipulation le Rubik’s Kub se met à couler, et devient de l’or noir. La signification politique, entre le monde du dessus (la Kaa’ba) et le monde du dessous (l’or noir) commence à révéler une autre dimension. C’est cette dimension qu’on appelle en linguistique un « embrayeur ». La plupart des objets qu’utilise mounir sont des embrayeurs, c’est à dire des matériaux, des dispositifs qui permettent de manipuler différentes significations, qui sont parfaitement circonscrites par l’artiste. Il ne s’agit pas d’un objet polysémique qui changerait de sens selon la lecture qu’on en fait, car l’accumulation de sens deviendrait un non-sens. Cela m’évoque Umberto Eco qui parle d’ « œuvre ouverte » à propos de Pollock : c’est parce qu’il y a équilibre entre composition et décomposition de la structure, entre le laisser-aller de la peinture et la limitation de la dans rythmique de l’artiste autour de l’œuvre, que l’oeure est ouverte, mais pas brouillon. Elle ne perd pas sa signification, car elle renvoie en permanence au geste fondateur de l’artiste qui l’a réalisée.
C’est à cause de cet aller-retour entre une polysémie contrôlée et des objets extrêmement simples, que l’œuvre m’a intéressé, car justement par cette grammaire-là, elle montre qu’elle dépasse les circonstances temporelles de son apparition. Je prendrai deux ou trois exemples pour vous montrer comment la notion d’embrayeur, à l’image de « manipulation », intervient dans d’autres œuvres. Il utilise par exemple des bandes de cassettes vidéo. Optiquement, on est dans la biffure, la rayure, la censure. L’objet est simple et minimal, mais il est aussi un objet de mémoire. Si l’on n’a pas la sensation que cette cassette vidéo est l’image de la crispation d’une civilisation autour de sa mémoire, mais aussi un moyen de « dé-cérébralisation » d’une partie de la population dans un contexte politique particulier, alors on perd une partie du sens. Lorsqu’il utilise des câbles d’antenne de télévision : ils sont à la fois un moyen graphique de parvenir à une image ou à une écriture, mais également un instrument qui permet plusieurs choses. D’abord, de diffuser une information : une sorte de « vitrail d’aujourd’hui », le câble vidéo ayant quelque part la même fonction que les plombs dans le vitrail médiéval, celle de transmettre des couleurs dans un certain ordre assemblées pour parvenir à une image. Image transmise avec toute la signification politique qu’elle peut avoir aujourd’hui. Mais c’est aussi un instrument de flagellation, de lien, ou d’emprisonnement (des liens qui maintiennent prisonniers d’une situation). Ce sont enfin, peut être dans certaines circonstances, des chapelets, un lien cette fois-ci beaucoup plus mystique avec nos convictions.
Enfin, mounir fatmi utilise souvent des livres ; livres toujours soigneusement choisis, de philosophes, de grands écrivains, et en général des livres qui possèdent une capacité de détonation sociale ou philosophique particulière, qui pour notre société en font des bombes, qui ont modifié notre perception du monde. C’est cette capacité à les utiliser de manière particulière, pour leurs ombres portées, et le paysage qu’ils vont dessiner pour le sens des titres choisis, qui fait que la polysémie s’organise.
Cette polysémie, vous la trouvez de manière évidente dans l’œuvre qui a été présentée ici à la maison rouge : « J’aime l’Amérique ». Dans cette œuvre, le sens « anamorphique » est assez facile à décrypter : lors de la circulation autour du patio, peu à peu un empire se construit, par son symbole de drapeau, et se déconstruit en même temps. L’on comprend également que « J’aime l’Amérique » est aussi une allusion à la fameuse performance « I like America » de Joseph Beuys, où il montrait de façon chamanique, en thérapeute, comment il arrivait à réconcilier, dans un milieu urbain, à l’intérieur de la galerie, l’homme et la nature symbolisée par le coyote. Mais je voulais parler plus particulièrement des barres d’obstacle elles-mêmes, déjà présentes dans la pièce montrée à l’entrée de l’exposition Africa Remix à Paris, qui l’a fait largement connaître. Ces obstacles, les mêmes qu’ici mais « enluminés » différemment, faisaient allusion à la progression sociale à laquelle se confronte l’individu : sur le thème de l’Afrique, c’est le combat de l’individu exilé, en exil ou dans une situation temporaire, pour parvenir à telle ou telle situation sociale, pour l’ascension sociale. Mais ces barres faisaient également allusion à l’architecture, celle d’un environnement urbain en « barres », topographie des villes nouvelles qui oblige à contourner ces barres pour atteindre l’immeuble qui se trouve de l’autre côté, et représente un obstacle à la vie sociale. Ces barres sont donc une critique architecturale et métaphore sociale ; ici elles évoquent un empire en construction/ déconstruction selon le point de vue. Voilà quelques éléments de vocabulaire faciles à comprendre, qui m’ont fait apprécier le travail de mounir fatmi et qui dépasse les circonstances dans lesquelles on l’enferme parfois, celles d’un artiste qui répondrait à des circonstances politiques particulières.
Jean de Loisy, la Maison Rouge, 3 mai 2007
|
|
The first time that I saw mounir’s work, I thought about what Panofsky used to say about 20th century art: while art from the past centuries has always been a treasure for reflection and mediation for art lovers, 20th century art is a means to intervene in ‘the real’. Panofsky pointed out at the same time a particularity of 20th century art (the transformation of an art that stops being an optical treasure, or a treasure of the senses, to become a ‘detonator’ in the real word – and this is a strong word if you know mounir’s work), but also at what could be one of its weaknesses: the danger of a work being circumstantial (related to the circumstances of time). When I discovered mounir’s work at the Africa Remix exhibition in London, I realised that his works are not just a reaction to the world around us, but that they also feature a composition, a ‘grammatical structure’ with a power that goes beyond the circumstances (particularly the political circumstances) that they are the result of and intervene in.
The video titled Manipulation shows a black Rubik’s Cube bound with white tape. It has obviously been ‘deconstructed’. Manipulated by hands and by the game with the white tape, it seems like a reduced model of the Kaaba. Like often in mounir’s works, the object undergoes a metamorphosis that I find striking and physically absorbing. The point of departure is an object that is very close to the kind of minimal art that we are familiar with. It is in the first place a minimal work. Manipulated, it becomes a religious artwork, an allusion to a religious world that is particularly difficult to manipulate. In other words, we move from something familiar, authorised in our cultural and optical universe, to something from a different cultural universe, also familiar, but no longer ‘authorised’ in the same context. Then, little by little, the video shows how this transformation continues on: as a consequence of the manipulation, the Rubik’s Cube starts to run, and turns into black gold. The political meaning between the world above (the Kaaba) and the world below (the black gold) gradually reveals a different dimension. It is this dimension that we call a ‘shifter’ in linguistics. Most of the objects that mounir uses are shifters, i.e. materials and devices that allow him to manipulate different meanings which the artist perfectly defines. We are not talking about a polysemic object that changes its meaning depending on how it is interpreted, because the accumulation of senses would become nonsense. This reminds me of Umberto Eco, who talks about Pollock in terms of an ‘open work’: it is because there is a balance between the composition and the decomposition of the structure, between the freedom of painting and the limitation of the dancer’s rhythmic dancing around the work, that the work is open, though not disorganised. It does not lose its meaning, because it constantly refers to the creative gesture of the artist who made it.
What catches my interest in this work is the back-and-forth movement between the controlled polysemy and the extremely simple objects, because it is precisely by this grammar that the work shows that it goes beyond the temporal circumstances of its appearance. Let me give you two or three examples to prove how the notion of shifting – just like ‘manipulation’ – intervenes in other works. mounir uses e.g. video tapes. In optics terms, we are talking about crossing-out, stripes, censorship. The object is simple and minimal, but it is also an object of memory. If we don’t have the sensation that the video tape expresses the irritation and impatience of a civilisation with regard to its memory and at the same time a means of ‘de-cerebralisation’ of part of the population in a particular political context, then we miss part of its meaning. When mounir uses cables from TV-antennas, these are not only graphical means to obtain a certain image or composition, but also an instrument that allows several things. First, it is a tool to distribute information, some kind of ‘contemporary stained glass window’, because in a way the video cables have the same function as the lead in the medieval stained glass windows: they transmit colours assembled in a certain pattern in order to form an image. The image is transmitted with all the political sense that it can have today. But it is also an instrument that represents flagellation, bondings or imprisonment (i.e. the bond between the prisoners of a certain situation). In certain circumstances they may be rosaries – and in this case they represent a much more mystical bond with our belief.
Finally, mounir fatmi often uses books – carefully selected books by philosophers and great writers, in general, books with a particular social or philosophical detonation capacity that turns them into bombs for our society and that have modified our perception of the world. It is mounir’s capacity to use them in a particular way – for their dark cast shadows and the landscape that they draw, considering the titles he chooses - that produces the polysemy in his works.
This polysemy is quite obvious in the work presented here at the Maison Rouge, J’aime l’Amérique. In this work, the ‘anamorphic’ sense is pretty easy to decipher: in the tour around the patio, an empire is built little by little (symbolised by the flag) and at the same time it is dismantled again. We understand that J’aime l’Amérique is also an allusion to Joseph Beuys’ much talked-about performance I like America, where he showed in a shaman or therapist-like way how he managed to reconcile man and nature, symbolised by the coyote, in an urban environment inside a gallery. But I would like to talk more particularly about the obstacle poles themselves, already presented in the work at the entrance of the Africa Remix exhibition in Paris, that gave the artist wide recognition. Those poles – the same as the ones shown here, but with different ‘lighting’ – were an allusion to the social progress that man is confronted with. In the African context, it is the combat of the refugees, whether in exile or with a temporary status, to reach this or that social situation or social ascent. But those poles also alluded to architecture, more particularly the architecture of an urban environment featuring dozens of ‘poles’, the topography of the new cities that forces people to go around the poles to reach the building on the other side of the road, and that represents an obstacle in social life. Those poles were in other words an architectural criticism and a social metaphor; here, they evoke an empire under construction/deconstruction, depending on the viewpoint. These are just a few vocabulary elements, easy to understand. They have made me appreciate mounir fatmi’s work, as they go beyond the label that we sometimes put on him – that of an artist who is supposedly responding to particular political circumstances.
Jean de Loisy, La Maison Rouge, 3rd May 2007
|