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08 Tarek El Haïk - Fragments and solitude, New York 2002 Critics
 


Fatmi wrestles with two violent alternatives while never envisaging either one : the abdication of one's ascribed identity and the construction of a new subjectivity from a tabula rasa.


Tarek El Haïk, 2002
 

Fragments et solitude: introduction à l'oeuvre vidéo de mounir fatmi, Frameworks, n°43, New York, 2002.

Introducing the video work of Mounir Fatmi dans Frameworks, n°43,New York, 2002.  

J’ai connu le travail de mounir fatmi il y a quelques années lorsque j’étais en charge d’un programme de courts-métrages expérimentaux marocains pour la cinémathèque de San Francisco. Je n’ai pas eu besoin d’en voir beaucoup pour percevoir le large éventail de stratégies formelles et l’avant-gardisme hors du commun de son travail vidéographique très original. Il ne fait aucun doute que ces stratégies représentent un geste audacieux étant donné la nature pour le moins prudente du cinéma marocain, et en effet une simple remarque sur le travail de fatmi se transforme inévitablement en une critique culturelle interne et en étude de la pratique du cinéma et de la vidéo au Maroc. La pédagogie du cadre non-totalisante de fatmi, pour emprunter une expression de Gilles Deleuze, complique les définitions trop étroites et les revendications officielles de « marocanéïté » et pousse à repenser les catégories anthropologiques généralement associées au Maroc. En d’autres termes, les vidéos de fatmi mettent au premier plan les paradoxes trop bien connus liés au nom et à l’appartenance dans la mesure où, d’un côté, elles évitent l’intégration dans ce qui est imaginé et ré-imaginé comme étant la communauté (du cinéma) marocaine et la tradition cinématique nationale, tout en persistant de l’autre côté à rôder de façon agonistique autour de ses ombres représentationnelles. En ce sens, selon moi le travail de fatmi est une tentative humble et non-héroïque de se débarrasser du spectre des origines ; en l’occurrence, le spectre de la nation avec sa langue, son genre, son dieu et son histoire officiels. Profondément moderne en faisant preuve d’une attitude courageuse – bien que vouée à des échecs répétés – vis-à-vis de la bâtardise !!

Les vidéos élaborées avec soin de fatmi suggèrent une autre problématique en soulevant méticuleusement les questions d’accessibilité, d’illettrisme et la tension entre les formes « globale » et « locale » de consommation d’images. Néanmoins, l’intégrité et l’espace créatif de l’artiste semblent épargnés à la fois grâce à un mode autobiographique complexe et à un positionnement marginal soigneusement chorégraphié qui interrompt les modalités d’identification assignées, l’usage officiel de la technologie et toute une série d’autres contraintes subjectives. fatmi compose une vidéographie vernaculaire. Prenons par exemple les titres suivants : « Survival Signs » ou « The Red Alphabet ». Son choix de titres n’est pas accidentel ; il pointe clairement vers la politique/l’éthique de la communication et de l’in/commensurabilité dans un contexte socio-politique très spécifique et s’efforce de créer l’inscription d’une langue radicale. Ses questions : « Comment est-ce que je parle ? », « À qui puis-je parler ? » et « Qui ne veut pas que je vous parle ? »

Le spectateur trouvera dans certaines de ses vidéos plusieurs éléments – techniques d’écriture expérimentales, citations, questions d’interview – qui font référence au travail de A. Kilito, M. Dib et d’autres théoriciens sociaux maghrébins qui ont systématiquement œuvré pour libérer le langage des étayages officiels/officialisés. Dans la préface d’un célèbre numéro des Temps Modernes du Marghreb, Khatibi et consorts ont adopté une définition provocante (et à l’époque « impensable) du mot « radical », qui est à cheval sur deux tendances cachées dans les replis sémantiques du terme : l’une vers la « racine » et l’autre poussant vers la « rupture » (1997, octobre, 5).

« PARLE, PARLE PARLE PARLE POUR QUE JE TE VOIE. DANS LA PROFONDEUR DE LA BOUCHE, LA LANGUE N’EST RIEN D’AUTRE QU’UN MUSCLE, AINSI QUE LE SILENCE. »

Le rôle de l’artiste marocain en décalage avec son contexte culturel est l’une des nombreuses questions implicitement soulevées dans le travail de fatmi. En conséquence, cette dialectique produit une tension qui se traduit par une solitude qui marginalise, ce qui est un élément majeur dans son travail. Le visionnage répété de ses vidéos révèle un certain nombre de tropes évoquant un état de dés-intégration : murmures et voix off à la première personne timidement cachées, multiples couches de séparation entre le vidéaste et la trace audiovisuelle, filmer des choses qui semblent banales, natures mortes, portraits décentrés, ralentis, énonciation fragmentée, paroles utilisant peu de mots. En somme, ces éléments échafaudent une stratégie de l’ambivalence greffée sur une épaisse couche d’immobilité et de silence. Un hommage aux choses ordinaires et autres traces micro-historiques, les vidéos de fatmi semblent pulser au rythme du souvenir, de la réflexion, suspendues à une incertitude méthodique, une subjectivité provisoire.

Le travail de fatmi active une forme de paralysie de l’exil indépendante des déplacements géographiques puisque cet état d’esprit est (apparemment) ressenti à l’intérieur des frontières du Maroc, englué dans le discours moral de la société civile. Par exemple, l’usage répété du ralenti dans plusieurs œuvres pourrait indiquer une volonté de créer des abris temporels comme stratégie pour courber la compression de l’espace temps associée à la mondialisation de l’affect, de la distinction esthétique, du désir – c’est-à-dire de ce qui constitue l’essence même de l’identité et de la différence – du « moi » et de « l’autre ».

[Chuchoté sur des images muettes de Paul Bowles durant une conférence de presse à Tanger.]

« JE VEUX DES MOTS QUI ACCUEILLENT L’ÉTRANGER DANS CE PAYS D’EXIL, DES MOTS QUI REVIENNENT D’EXIL, DES MOTS COMME CET ÉTRANGER EXTRAORDINAIRE. »

fatmi se bat avec deux alternatives violentes tout en n’envisageant aucune d’elles : l’abdication de son identité assignée et la construction d’une nouvelle subjectivité en ayant fait table rase. Cette dialectique de la solitude articule à la fois un sentiment d’enfermement et une détermination féroce à composer un sujet viable « pour pouvoir vivre dans des significations et des corps [et des images, soulignerais-je] qui ont des chances d’avoir un avenir » (Haraway 1991,187). fatmi souligne la relation complexe entre forme et appartenance et mobilise toute une série d’outils rhétoriques pour traduire un état d’aliénation (artistique). Par exemple, les images scientifiques telles que des échographies sont une constante dans son travail.

Signifiant un état liminal fragile et incertain, entre conception et naissance, et effectuées dans les interstices de la société marocaine, les échographies de fatmi traduisent une tension entre sensibilité esthétique radicale et des formes plus établies de production et de réception d’images au Maroc. Ses vidéos fonctionnent donc comme des signes diacritiques qui s’opposent aux textes socio-culturels imposés, dans une volonté de générer de nouvelles interprétations et significations. Dans « Survival Signs » par exemple, le spectateur est confronté à des images de mutilation, d’animation de doigts amputés, des images qui en opposition avec l’autocensure et d’autres formes internalisées de contrôle social.

Si la question de l’expression de soi est centrale dans la méthodologie de fatmi, ses vidéos ne peuvent pas être perçues comme le travail d’un artiste qui aime se faire plaisir, et elles ne peuvent pas non plus être accusées d’être isolées de leur contexte de production. Pour cette raison, elles se distinguent singulièrement de nombre d’œuvres auto-ethnographiques. D’une façon généalogique, ses vidéos se consacrent à une histoire du présent et encouragent collectivement le public à s’interroger sur des processus politiques globaux de subordination et de domination. Il fait cela de façon particulièrement brillante dans « Survival Signs ». Cette vidéo, présentée initialement comme un exposé intellectuel et une réflexion sur le langage, se révèle progressivement comme étant un hommage émouvant aux enfants d’Irak (et une identification avec eux) dont « les langues ont été tranchées ». Quand la conclusion surgit sous forme de texte à l’écran avec le message « Sept ans après avoir déposé les armes le matin du 28 février 1991, la Guerre du Golfe continue », même le spectateur le plus sceptique est forcé de se confronter à l’injustice et à la tragédie humaine causée par les sanctions américaines contre l’Irak. En réussissant à entremêler et à réconcilier les moyens théoriques (autoréférentiels) avec un appel à l’action politique, fatmi transforme la pratique de la vidéo en ce qu’on pourrait appeler un acte de double intervention.

Ces notes fragmentées sont une tentative de dessiner les contours du travail de fatmi et font suite à un effort global de prendre en considération l’exil tel que le vivent de nombreux artistes marocains qui, en tant que migrants intérieurs, négocient et contestent leurs modernités. mounir fatmi récompense certainement cette tentative. Ses vidéos invitent à réexaminer les théories conventionnelles de l’exil, et on peut sans crainte dire que les vidéos de fatmi fonctionnent comme des textes ethnographiques nourris d’auteurisme critique (une définition provisoire de l’auto-ethnographie). Peu de vidéastes marocains font montre de cette tendance particulière, c’est-à-dire de désarticuler les habitudes visuelles prédominantes et d’adopter une attitude critique vis-à-vis du présent qui est bienvenue – une étape nécessaire pour imaginer un Maroc radical.

« TOUS LES FRAGMENTS DU MONDE NE PEUVENT CRÉER UN SEUL MOT MÊME TOUS LES MOTS DU MONDE NE PEUVENT PAS PARLER DE SOLITUDE. »

Solitude et fragments.

Tarek El Haïk

"Intoducing the video work of Mounir Fatmi" in Frameworks, n°43, 2002, New York

Tarek Elhaik a codirigé le Festival du film arabe de San Francisco de 1998 à 2000 et était conservateur pour les séries de films au Center for Middle Eastern Studies à UC Berkeley entre 2000 et 2002. Il a enseigné le cinéma arabe à la State University de San Francisco et est actuellement doctorant en anthropologie socio-culturelle à UC Berkeley.  

 

I became acquainted with the work of Mounir Fatmi a few years ago while curating a program of Moroccan experimental shorts for the San Francisco Cinematheque. It did not take repeated viewing to locate a wide range of unsettling formal strategies and a rather unusual avant-gardism in his singular videography.To be sure, these strategies constitute a daring move considering the cautious nature of Moroccan Cinema, and indeed a mere criticism of Fatmi's work inevitably transforms into an internal cultural critique and an assessment of the practice of film and video making in Morocco. Fatmi's non-totalizing pedagogy of the frame, to borrow a phrase from Gilles Deleuze, complicates narrow definitions and official claims of 'Moroccanness' and ushers a rethinking of anthropological categories commonly associated with Morocco. Said differently, Fatmi's video work foregrounds the all-too known paradoxes of naming and belonging, in that, on the one hand, it eludes integration into what is imagined and re-imagined as a Moroccan (film) community and a national cinematic tradition, while on the other it persists in roaming agonistically nearby its representational shadows. In this sense, I find Fatmi's work to be a humble and non-heroic attempt to cast off the specter of origins; indeed, the specter of the nation with its official language, gender, god, and history. Profoundly modern by displaying a fearless —though bound to repeated failures—attitude towards bastardy!!

Fatmi's carefully crafted videos suggest another problematic by painstakingly addressing concerns of accessibility, illiteracy, and the tension between 'global' and 'local' forms of image consumption. Nonetheless, the artist's integrity and creative space seem to be spared by way of both a complex autobiographic mode and a choreographed marginal positioning that interrupts ascribed modalities of identification, official uses of technology, and a host of other subjective constraints. Fatmi composes a vernacular videography. Take for instance the following titles: SURVIVAL SIGNS or THE RED ALPHABET. Fatmi's choice of titles is not incidental; it clearly points to the politics/ethics of communication and in/commensurability in a very specific socio-political context and endeavors toward the inscription of a radical tongue. His questions : 'How do I speak?' and 'Who can I speak to ?' 'Who does not want me to speak to you ?'

The viewer will find in some of his videos several devices—experimental writing techniques, citations, interview questions—referring to the work of A. Kilito, M. Dib and other Maghribi social theorists who have consistently labored to emancipate language from official(ized) underpinnings. In the preface of the celebrated issue of Les Temps Modernes du Maghreb, Khatibi and al. embraced a provocative definition of the (then 'unthinkable') word 'radical' that straddles two tendencies buried in the semantic recesses of the term : one toward the 'root' and the other pulling toward 'rupture' (1977. October, 5).

'SPEAK, SPEAK, SPEAK
SPEAK SO THAT I CAN SEE YOU.
DEEP IN THE MOUTH, THE TONGUE IS NOTHING MORE THAN A MUSCLE, SO IS SILENCE.'

The role of the Moroccan artist at odds with his cultural context is one among several questions implicitly raised in Fatmi's work. Consequently, this dialectic produces a tension that translates into a marginalizing solitude, which is an overriding feature in his work. Repeated viewing of his videos reveals a number of recurrent tropes evoking a state of dis-integration : murmurs and a shyly hidden first-person voice over; multiple layers of separation between video maker and audio-visual evidence; framing the seemingly trite; still lives; decentered portraits; slow motion; fragmented enunciation, utterances and a spare use of words. In sum, these devices operate a strategy of ambivalence grafted on a thick layer of immobility and silence. An homage to ordinary things and other micro-historical traces, Fatmi's videos seem to be pulsating at the pace of remembrance, of reflection, suspended on a methodical uncertainty, a provisional subjectivity.

Fatmi's work activates a form of exilic paralysis independent of geographic displacement as this frame of mind is (apparently) experienced within the boundaries of Morocco, ensnared by the moral discourse of the civil society. For instance, the consistent use of slow motion in several works may indicate a will to create temporal shelters as a strategy to curb the space time compression associated with the globalization of affect, aesthetic distinction, desire, i.e. of the shear material constitutive of identity and difference, of 'self' and 'other'.

[Whispered over footage of Paul Bowles (silent) during a press conference in Tangiers. ]


'I WANT WORDS WHICH WELCOME THE FOREIGNER IN HIS COUNTRY OF EXILE,
WORDS WHICH RETURN FROM EXILE, WORDS LIKE THIS EXTRAORDINARY FOREIGNER.'

Fatmi wrestles with two violent alternatives while never envisaging either one : the abdication of one's ascribed identity and the construction of a new subjectivity from a tabula rasa. This dialectic of solitude articulates both a sense of entrapment and a fierce determination to compose a viable subject 'in order to live in meanings and bodies [and images, my emphasis] that have a chance for a future' (Haraway 1991,187). Fatmi points to a complex relation between form and belonging, and mobilizes a host of rhetorical devices to convey a state of (artistic) alienation. For instance, scientific images such as ultrasounds are a constant in his work.

Signifiers of a fragile and uncertain liminal stage, between conception and birth and performed in the interstices of Moroccan society, Fatmi's ultrasounds convey the tension between a radical aesthetic sensibility and prevailing forms of image production/ reception in Morocco. His videos therefore function as diacritic signs that disrupt imposed socio-cultural texts in an effort to generate new readings and meanings. In SURVIVAL SIGNS for example, the viewer experiences images of mutilation, animation of amputated fingers, images that argue against self-censorship and other internalized forms of social control.

While the question of self-expression is central to Fatmi's methodology, his videos cannot be construed as self-indulgent nor can they be accused of being divorced from their context of production. For this reason they stand in sharp distinction to a number of autoethnograhic works. In genealogical fashion, his videos are committed to a history of the present and collectively engage the audience to probe larger political processes of subordination and domination. He is particularly brilliant in doing so in SURVIVAL SIGNS. This video, presented first as an intellectual exposition and as a reflection on language, gradually unfolds as a moving tribute to (and identification with) the children of Iraq whose 'tongues have been cut off.' When the conclusion erupts as a text on the screen with the message, 'Seven years after the laying down of arms on the morning of February 28 1991, the Gulf war continues,' even the most skeptical viewer is urged to confront the injustice and the human tragedy caused by the U.S sanctions on Iraq. By successfully interweaving and reconciling (self-referential) theoretical means and a call for political action, Fatmi transforms video practice into what can be called an act of double intervention.

These fragmentary notes are an attempt at sketching the contours of Fatmi's work, and follow from a broader effort to acknowledge exile as experienced by many Moroccan artists who, as internal migrants, negotiate and contest their modernities. Mounir Fatmi certainly rewards this attempt. His videos invite a reexamination of conventional theories of exile, and it would be safe to claim that Fatmi's videos function as ethnographic texts fueled by a critical auteurism (a provisional definition of autoethnography). Few Moroccan video artists show this particular tendency, that is, one that dis-articulates prevailing visual habits and one that inaugurates a much-needed critical attitude to the present-a necessary step to imagine a radical Morocco.

'All. THE FRAGMENTS IN THE WORLD CANNOT MAKE A SINGLE WORD
NOT EVEN ALL THE WORDS IN THE WORLD CAN SPEAK OF SOLITUDE.'

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Solitude and fragments.

Tarek El Haïk
"Intoducing the video work of Mounir Fatmi" dans Frameworks, n°43, 2002, New-York

Tarek Elhaik co-curated the San francisco Arab Film Festival from 1998 to 2000 and was Film series curator at the Center for Middle Eastern Studies at UC Berkeley from 2000-2002. He has taught Arab Cinema at San francisco, State University and is currently a Ph.D. candidate in socio-cultural anthropology at UC Berkeley.