Supposons que mounir fatmi entende nous léguer une seule œuvre, testamentaire s'entend, condensant tous ses pôles d'intérêt et sa manière de faire. Sans conteste, Nada serait cette œuvre.
On trouve dans Nada toutes les composantes chères à mounir fatmi, à commencer par celle-ci, une pensée qui ne vaut qu'à se convertir en image. La pensée, toujours, en fait trop, pas assez directe, là où l'image peut jouer de cette force de sidération que fatmi utilise comme une puissante et irrépressible matrice à sensations. Nada ("rien", en espagnol), c'est beaucoup d'images et quelques mots. Objectif : signifier la dissonance reine, la rupture de l'harmonie. Au juste, nous assène mounir fatmi, il semble n’y avoir aucune possibilité de vivre le monde harmonieusement. Toujours des embuches, des interdits, des entraves, des forces d’opposition, qu'il s'agisse de la mort, de la culture de la violence, de la bêtise ou des préjugés. Sans oublier les ennemis intérieurs de mounir fatmi, ses propres démons, décelables dans Nada, oeuvre du "démoniaque" (Lotte Eisner), à l'instar de certains films expressionnistes des années 1920. Un "démoniaque" à prendre ici au sens strict tant l'artiste ne s'économise pas quant à exposer le Diable même, qui apparaît de façon récurrente, à travers notamment les citations visuelles de peintures de Goya faisant la part belle au Cornu.
Nada est à bien des titres une œuvre désespérée. Un vomis d'images désolantes convoquant guerre, génocides, violence brute, irrespect de l'homme et vanité au fond de tout ou presque blasonnent un espace audiovisuel saturé de cris et de douleurs. Ici le corps humain apparaît comme corps des douleurs, il ne se glorifie pas, il se dégrade, il s'abolit et se diminue parce que tel est son "destin", comme l'on dit, la part maudite que l'humanité doit payer au fatum. Homme déchiré, homme humilié, homme tué, homme réifié tel notre corps calciné après les batailles, réduit à une charogne posée sur le champ de déshonneur plus que d'honneur... Cette réalisation, la plus noire de l'artiste, est une contestation brutale de la modernité et de ses rêves de contrôle, d'assujettissement des passions et de construction du bonheur humain et universel. La modernité et ses délires ? Une bonne idée mais cela ne marche pas. La représentation du monde, pour fatmi, s'assimile pour l'occasion, à sa déreprésentation, à la manière d'un Francis Bacon, peintre pour lequel la figuration du corps en passe par une impérative défiguration. Les concepts, les idéaux, la bienveillance, rien ne tient dans ce sabbat puissant où images et rythmes viennent tordre tout ce que la Raison goûte de mettre en ordre et de structurer. Nada, en cela, s'inscrit dans un registre créatif héritier de celui des expériences poétiques de la fracture (des signes, du sens), celle qu'expérimentent dès la fin du 19e siècle puis au 20e siècle Mallarmé, Cendrars, les cubo-futuristes ou encore Joyce. Dénormaliser. Toute harmonie est suspecte.
mounir fatmi, un artiste du "fatal". Un monde nous est donné, une réalité. Contre ce monde, contre cette réalité on ne peut lutter qu'à perte, béat et interdit devant le spectacle d'une impureté que l’on ne peut pas assimiler ou changer en or. Nada parle de cet inassimilable qui fait que jamais, nous autres humains, n'en finiront avec l'imperfection.
Paul Ardenne, 20 juillet 2018.
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If Mounir Fatmi was to leave us just one work of art as a testament, one that condensed all his interests and his way of doing things, without a doubt, Nada would be the one.
One can find in Nada all the elements that are dear to Mounir Fatmi’s heart, in particular the idea of translating thoughts into images. Thinking always overdoes things, it’s never direct enough, whereas an image can possess that power of stupefaction that Fatmi uses as a strong and irrepressible matrix for sensations. Nada (“nothing” in Spanish) is lots of images and few words. The objective: to signify the reign of dissonance, the loss of harmony. Ultimately, Mounir Fatmi tells us again and again that there seems to be no way we can experience the world harmoniously. There are always obstacles, prohibitions, constraints, forces of opposition; whether it’s death, the culture of violence, stupidity or prejudice. Not to mention Mounir Fatmi’s inside enemies, his own demons that can be perceived in Nada, a work of the “demonic” (Lott Eisner), like in certain expressionist movies of the 1920s. “Demonic” must be taken here in the strictest sense, as the artist spares no effort to expose the Devil himself, which appears recurrently through visual citations, of paintings by Goya in particular.
Nada is in many ways a desperate work. A regurgitation of dreadful images invoking war, genocide, brute violence, lack of human respect and the vacuity of just about everything that emblazon an audio-visual space saturated with screams and suffering. Here, the human body is shown as a body of pain – it is not glorified, it degrades; it abolishes itself and diminishes itself because such is its destiny, the cursed share humanity must pay to the fatum. A man torn apart, a humiliated man, a killed man, a reified man like our body charred after battle, reduced to a carcass left on the field of dishonour rather than honour… This piece, the artist’s darkest, is a brutal contestation of modernity and its dreams of control, of subjecting passions and building universal human happiness. Modernity and its delusions? A nice idea but it just doesn’t work. The representation of the world, to Fatmi, is akin in this case to its disrepresentation, in the manner of Fancis Bacon, a painter for whom the figuration of the body necessarily implies its disfiguration. Concepts, ideals, benevolence: nothing holds up in this powerful Sabbath where images and rhythms twist everything that Reason aims to order and structure. Nada, in this way, is part of a creative register owing to the poetic experiments with fracture (of signs, of meaning) with which Mallarmé, Cendrars, the Cubo-futurists and Joyce experimented in the late 19th and 20th centuries. To denormalize. Any form of harmony is suspicious.
mounir fatmi, an artist of the “fatal”. A world is given to us, a reality. Against this world, against this reality, we can only fight a losing battle, dumbstruck and dumbfounded by the spectacle of such impurity it cannot be assimilated or changed into gold. Nada is about that unassimilatable part of us that makes us humans never able to rid ourselves of imperfection.
Paul Ardenne, July 20th 2018.
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