Quand il s’agit d’écrire son nom propre, mounir fatmi refuse qu’y soient mises les majuscules de rigueur. Coquetterie ? On verra plutôt dans ce refus une façon détournée de creuser la distance avec ce que l’identité peut avoir d’embarrassant. Désir, en l’occurrence, de se banaliser, de voir amoindri le déterminisme de l’origine. Artiste né en 1970 à Tanger, mounir fatmi a grandi tandis que s’affirmait dans le monde musulman, jusqu’aux sommets d’intégrisme que l’on sait, l’autorité religieuse. Se former au double contact d’une ville fortement émancipée (la Tanger de Paul Bowles et de la tradition psychédélique) et d’une culture nord-africaine alors aspirée par la tradition, voilà qui n’est guère aisé à négocier. Déchirement garanti, tandis que les circonstances viennent peser de tout leur poids sur l’éducation culturelle de l’artiste. Jeune peintre vite reconnu sur ses terres, fatmi, bientôt, recouvre et rend invisibles ses propres tableaux, selon lui à l’excès tributaires de critères vernaculaires, et témoignage de son conditionnement. Puis il s’exile, choisit d’éviter l’enracinement en travaillant de manière conjointe en France, en Europe du Nord ou aux États-Unis. Un de ses projets en cours, pour information, consiste en un remake du célèbre film Sleep d’Andy Warhol dont l’acteur principal serait Salman Rushdie, l’auteur des Versets sataniques poursuivi par une fatwa religieuse. Comment dire mieux, pour mounir fatmi, ce qui constituerait en la matière une figure de l’idéal, échapper à l’histoire ?
En un combat douteux
L’histoire est justement au cœur de l’installation que l’artiste propose cet été au Musée Picasso de Vallauris, Sans histoire. Décrivons brièvement cette œuvre. Conçue comme une formule de transition entre l’extérieur du musée et les peintures de La Guerre et la Paix, le chef-d’œuvre de Pablo Picasso que recèle ce dernier, la proposition de mounir fatmi est comme l’équivalent factuel et symbolique d’un parcours physique et méditatif. Des barres d’obstacles empruntées à un parcours d’équitation ont été installées de manière désordonnée, gênant la libre progression du spectateur vers la chapelle du château, sanctuaire du musée dont les parois exposent le grand œuvre de Picasso, etprincipale raison d’être du déplacement jusqu’ici des visiteurs. Ce jeu de mikado géant, décoré en noir en blanc, peut évoquer une sculpture abstraite de la période géométrique. Des mentions écrites en ponctuent toutefois la surface, empruntées au plus célèbre des traités militaires de tous les temps, le très lapidaire Art de la guerre du Chinois Sun Zi (Ve siècle avant notre ère). Que lit-on ? « Si l’ennemi s’approche dans un silence parfait, c’est parce qu’il peut compter sur ses positions d’accès difficile, s’il vient de loin et nous provoque, c’est pour nous inciter à avancer ». Encore : « S’il stationne dans un terrain facile d’accès, c’est parce qu’il occupe les positions avantageuses, si de nombreux arbres s’agitent, c’est que l’ennemi arrive, si de nombreux obstacles sont dressés dans les herbes folles, c’est que l’ennemi tente de nous induire en erreur, si les oiseaux s’envolent en grand nombre, c’est que l’ennemi tend une embuscade… » Deuxième élément de l’installation, contigu au précédent, la projection d’une vidéo d’une dizaine de minutes intitulée L’homme sans cheval, mouvement 3. Que montre celle-ci ? Un homme vêtu en cavalier avance à pied dans un paysage périurbain désaffecté et humide. Apparition pour le moins incongrue que celle de ce personnage pas à sa place, qu’on dirait tombé là par hasard, donnant l’impression de s’être égaré. Quoi encore ? Tout en marchant, l’« homme sans cheval » met des coups de pied dans un livre, qu’il repousse devant lui au rythme de sa marche. Coups de pied violents, systématiques – comme une revanche, ou un acte de dépit, on ne sait. La scène se déroule dans une atmosphère lourde. Musique lancinante, entêtante, pluie, solitude : Stalker, film d’Andreï Tarkovski dont l’action est censée avoir lieu à l’ère post-nucléaire, pourrait servir pour l’occasion de référence. Le livre, pour finir détruit par ce traitement de choc, porte un titre, Histoire.
Le présent d’une illusion éternelle
La métaphore, à dessein, est aisée à filer. L’action humaine ? Une stratégie calculée dont la finalité, pour l’essentiel, est le pouvoir, la conquête, la victoire, le contrôle de l’Autre. L’Art de la guerre de Sun Zi dont se sert fatmi, on le sait, n’est pas seulement lu pour ses vertus en matière de tactique guerrière. Bréviaire des économistes libéraux, aussi bien, ses conseils sont connus pour être redoutables, au moins autant que ceux de cet autre grand traité sapiental du pouvoir en acte qu’est Le Prince de Machiavel. Conseils tout de sagesse (la prudence est toujours excellente conseillère), d’intimidation (faire peur, c’est déjà triompher) mais, aussi, s’agissant de Sun Zi, de manipulation (tromper l’autre, c’est aussi pouvoir le dominer). L’histoire, dès lors ? Celle-ci est l’expression d’abord d’un rapport de forces, une somme d’événements moins « mémorables » (Aristote) que soumis au règlement de la dialectique de la ruse et de la force. De quoi s’énerver, de quoi vous faire enrager, en effet, si tant est que votre conviction aille en l’espèce à l’« histoire » comprise en son sens hégélien. Un sens décidément trop positif, idéaliste et hors de saison – ce grand mouvement du temps par lequel, prétendument, s’accomplirait l’Homme avec majuscule, signe par excellence du triomphe de la Raison. Le jeu plastique avec le parcours d’obstacles (une récurrence chez mounir fatmi), on le pressent, n’est non plus sans signification. On passe, on se fraie un chemin, certes. Mais pour pénétrer quel univers de décombres ? Et pour s’acheminer jusqu’où, au final ? Le thème proprement dit de L’homme sans cheval, dans cette lumière blafarde, n’est pas sans convoquer les thèmes connexes de la destinée sans finalité et de l’action sans récompense : le cavalier, pour solde de tout compte, ne possède plus de cheval. Un comble, assurément. Rappelons à toutes fins de précision que L’homme sans cheval, mouvement 3, la vidéo projetée à Vallauris, fait significativement suite à deux épisodes précédemment tournés par mounir fatmi, déclinant déjà sans ambiguïté une même valorisation de la perte du pouvoir de l’homme confronté à son destin et au désir d’en maîtriser le cours. Premier mouvement de L’homme sans cheval : une brève vidéo au montage répétitif et haché réitère le plan d’un cavalier qui se tombe de son cheval lors d’une épreuve de passage d’obstacles. Deuxième mouvement : l’artiste, cette fois, filme ce même cavalier errant en ville sans son cheval, personnage à l’évidence « déterritorialisé », projeté hors de son cadre ordinaire et normal d’expansion. Troisième mouvement , présenté dans Sans histoire : le cavalier sans cheval, de dépit, détruit un livre intitulé Histoire. Autant dire, analogiquement, cette construction fantasmatique qu’est l’histoire que l’on serait censé maîtriser, celle que l’on conquiert et que l’on plie à sa volonté en hussard, paraît-il, à en croire les grandes lubies philosophiques de la pensée rationaliste.
Art correctif
Appréhendée dans son ensemble, l’œuvre de mounir fatmi se définit comme une collection esthétisée de toutes les violences contemporaines : le terrorisme, la politique de la peur, l’embrigadement religieux, la domination libérale-marchande. Avec des créations chaque fois en rapport : un panorama de Manhattan « sculpté » au moyen de cassettes VHS, celles que font parvenir aux télévisions d’information continue les moudjahidin fanatiques d’Irak ou d’Afghanistan détenteurs d’otages occidentaux ; un Rubik’s Cube noir et blanc en forme de Kaaba ; des portraits de passants exhibant à hauteur du ventre des ceintures d’explosifs ; des câbles coaxiaux de télévision au moyen desquels l’artiste réalise de magnifiques arabesques qui sont autant d’hommages au style de Jackson Pollock ou qui, réunissant les titres hétéroclites d’une bibliothèque d’aujourd’hui – manuels de savoir-vivre, romans, traités de philosophie ou de géopolitique… – semblent suggérer que tout est dans tout, et que tout se tient. Sans histoire, dans cet ensemble, constitue l’élément synthétique qui résume la perplexité de l’artiste quant aux dispositifs d’autorité, quels qu’ils soient, religieux comme politiques, artistiques comme cognitifs. Il y a la stratégie, qui permet d’affronter les oppositions le moins mal possible, et qui garantit a minima la survie. Mais cela n’a pas de sens. Cela ne ressortit à aucune « vérité » du devenir. N’en déplaise aux prescripteurs (Vico, Condorcet, Hegel déjà cité, Marx…), ou aux rêveurs (on se souvient ainsi comment un artiste comme Khlebnikov, grâce à la numérologie, ne désespérait pas de percer les lois du temps historique…), l’histoire est et demeure l’empire de la contingence. Vu en termes de rapport de forces – depuis le Code civil ; depuis les divers codex religieux qui meuvent le monde actuel, nullement désacralisé ; depuis Davos, capitale de l’intégrisme économique libéral… –, le propos dubitatif et élégamment séditieux de mounir fatmi reste sans nul doute un cri de silence. Raison suffisante pour désespérer ? Comme l’écrivait aussi Sun Zi, « Une situation continuellement favorable n’existe pas, tout comme l’eau n’a pas toujours une forme régulière ». Sun Zi qui ajoutait : « Si quelqu’un peut tirer avantage du changement de situation de l’ennemi, c’est un génie ». S’il ne porte pas aussi haut que les puissances qu’il dénonce, l’art de mounir fatmi, du moins, nous rend la dignité de dire non, ou d’afficher clairement que nous ne sommes pas dupes. La pratique artistique, dans son cas, jouant comme une correction opportune.
mounir fatmi, être perplexe ou ne pas être.
Paul Ardenne, 2007.
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mounir fatmi does not want his name to be written with capital letters. Capriciousness? It is probably rather an indirect way to enhance the distance with the possible embarrassing sides of identity - in this case, the desire to trivialise himself or to decrease the determinism of his origins. The artist was born in Tanger in 1970. As he grew up, religious authority in the Muslim world gradually increased towards the fundamentalism that we know today. Growing up with the duality between a highly emancipated city (Paul Bowles’ Tanger and psychedelic tradition) on one hand, and North-African culture, in those days sucked up by tradition, was not exactly an easy thing to deal with and caused quite some suffering. The circumstances carried a lot of weight for the artist’s cultural education. As a young painter, fatmi soon gained recognition in his country. However, he started to cover and hide his own paintings: according to him, they depended too much on vernacular criteria and gave evidence of his conditioning. He went into exile, but deliberately avoided putting down roots by working at the same time in France, northern Europe and the United States. One of his ongoing projects is a remake of Andy Warhol’s famous film Sleep. The lead role would be given to Salman Rushdie, the author of the Satanic Verses, against whom a religious fatwa was pronounced. Is there any better way for mounir fatmi to express what the ideal, to escape from history, really looks like?
A dubious combat
History is precisely what Without History is about, the installation that the artist is presenting this summer at the Picasso Museum in Vallauris. The installation is conceived as a transition between the outside of the museum and the paintings of Pablo Picasso’s masterwork War and Peace inside. mounir fatmi’s proposal is in a certain way the factual and symbolical equivalent of a physical and meditative track. Obstacle poles, taken from a horse show jumping competition, have been installed randomly, impeding the spectator from walking freely from the chapel towards the castle, the museum’s sanctuary. This is where Picasso’s great oeuvre is exhibited on the walls, the visitors’ main reason for getting all the way down here. This giant mikado set, decorated in black and white, could evoke an abstract sculpture from the geometrical period. The words that the artist has written on the poles are excerpts from the most famous military handbook of all times, the very lapidary Art of War by the Chinese Sun Tzu (5th century before Christ). What do they say? ‘‘If the enemy is approaching in perfect silence, it is because he occupies a natural stronghold. If he is far away and challenges you to battle, he wants you to advance. If the trees move, this means that the enemy is advancing. The appearance of a number of obstacles in the midst of thick grass means that the enemy wants to mislead you. If the birds take flight, the enemy is lying in ambush.’ The second element of the installation, next to the first one, features a ten minutes’ video projection titled The Man without a Horse, Movement 3. What does it show? A man dressed like a horseman walking on foot through a desolate, humid peri-urban landscape. The image looks quite incongruous: the character is clearly out of place, it is as if he has been dropped there accidentally, or as if he were lost. What else? As he walks, the ‘man without a horse’ kicks a book with his feet, pushing it forward to the rhythm of his footsteps. He kicks it violently and systematically, as an act of revenge or despite, we don’t know. The atmosphere of the scene is severe: insistent music, rain, loneliness... Stalker, the film by Andreï Tarkovski that is supposed to be set in the post-nuclear era, could have served as a reference. The title of the book that is eventually destroyed by this shock treatment is Histoire.
The present of an eternal illusion
The metaphor is deliberately easy to continue on. Human action? Or a calculated strategy, essentially aimed at power, conquest, victory, control of the Others? It is commonly known that Sun Tzu’s Art of War that fatmi uses is not only famous for its good advice in terms of war tactics. It is also a breviary for liberal economists. It is said to be at least as formidable as that other great Book of Wisdom on power, Machiavelli’s Prince. The author shows soundness (‘caution is always an excellent advisor’) and terror (‘intimidation is part of the triumph’) but also, in Sun Tzu’s case, manipulation (‘to mislead the other is to dominate him’). And what about history? It is in the first place the expression of power relations, a sum of less ‘memorable’ events (Aristoteles), subject to the dialectics of tricks and force. Reason enough to get nervous and furious, indeed, at least if you understand ‘history’ in its Hegelian sense – a sense that is definitely too positive, idealistic and unseasonable -, that big movement of time by which Man (with a capital M) is supposed to open out, the ultimate sign of the triumph of Reason. The plastic game with the obstacle course (a frequent resource in mounir fatmi’s work) also has a special meaning, as you probably suspected. We make our way through things, that is correct. But what universe of rubble do we want to penetrate? Where do we want to get in the end? In this sense, the actual theme of The Man without a Horse also evokes the interrelated concepts of destiny without a finality, and action without rewards. After all, the horseman no longer has a horse. The limit, that’s for sure! For reasons of accuracy, we have to mention that the video projection The Man without a Horse, Movement 3 in Vallauris is a continuation of the two previous episodes, filmed by mounir fatmi. In those episodes, the artist gives the same, unequivocal view of the loss of man’s power when he is confronted with his destiny and the desire to control its course. The first movement of The Man without a Horse is a short video with a repetitive, chopped montage reiterating the scene of a horseman falling. Actually, he makes himself fall from his horse during an obstacle course. In the second movement the artists films the same horseman wandering through the city without his horse. He is clearly not in his territory. It is as if he has been projected out of his usual framework. The third movement, presented in Without History features the horseman without a horse, destroying a book, titled Histoire. Analogically, we can say that history is nothing but a fantastical construction that we are supposed to have control of, conquer and adapt to our wishes, if we may believe the great philosophical whims of rationalist thinking.
Corrective art
As a whole, mounir fatmi’s work can be defined as an ‘aesthetisised’ collection of all contemporary forms of violence: terrorism, intimidation policies, religious indoctrination and the domination by the liberal free market. There is always a link between his creations: his view of Manhattan is ‘sculptured’ with VHS tapes, the same ones that show the fanatical moudjahidin from Irak or Western hostages, imprisoned by Afghani fundamentalists, on non-stop news stations; a black-and-white Rubik’s Cube in the shape of the Kaaba ; portraits of passers-by showing bomb belts on their bodies; coaxial TV cables that he artist uses to make magnificent arabesques, tributes in Jackson Pollock style or featuring miscellaneous titles from a contemporary library – manuals of good manners, novels, philosophical or geopolitical essays, etc. They seem to suggest that everything is in everything, and that everything can be kept. In this context, Without History is a synthesis of the artist’s perplexity with regard to the authorities’ operations, whether they are religious, political, artistic or cognitive authorities. There are strategies that allow confronting the opposition in a less harmful way, guaranteeing at least survival. But it makes no sense. It doesn’t belong to any ‘truth’ about the future. Whether the ‘great thinkers’ (Vico, Condorcet, the above-mentioned Hegel, Marx, etc.) or the dreamers (remembering how an artist like Khlebnikov never gave up hope of penetrating the laws of historical time by numerology) like it or not, history is and will always be the empire of contingency. Considered in terms of power relations – since the Civil Code; since the different religious codes that rule today’s world, not at all desecrated; since Davos, the capital of liberal economical fundamentalism; etc. mounir fatmi’s sceptical and elegantly seditious works are undoubtedly a scream of silence. Reason enough to get desperate? Just like Sun Tzu wrote, ‘there is no such thing like a constantly favourable situation, just like water does not always have the same form’. And Sun Tzu went on: ‘If someone can take advantage of a change in the enemy’s situation, then that person is a genius.’ Although it does not uphold the powers that it denounces, mounir fatmi’s art at least gives us the dignity to say ‘no’ or to say that we have not been taken in. In his case, artistic practice is an appropriate correction.
mounir fatmi, to be perplexed or not to be
Paul Ardenne, 2007.
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