Cette installation, comme la plupart des œuvres de mounir fatmi, se déploie dans une axiologie rhyzomatique.
A première vue, Double stratégie ne pourrait être qu’un fatras de béquilles abandonnées dans un coin. Et d’emblée, l’installation dégage une sorte d’inquiétude, de malaise diffus au travers de ces objets qui suggèrent la maladie, la souffrance, le handicap. Trouble qu’il nous faudra apprivoiser pour dépasser le premier degré d’approche.
La béquille ici n’est pas seulement un matériau, elle n’est pas non plus seulement une transposition duchampienne, elle prend sens, en elle-même, ici, dans cette configuration, en tant que cet objet, dans sa dualité fondamentale, renvoyant à l’ambiguïté d’un état, d’une situation. Pour mounir fatmi, « l’art n’est plus un concept, mais une stratégie. » Cette stratégie ne constitue pas à proprement parler un « détournement » en ce sens que, si l’objet endosse une dimension métaphorique, voire symbolique, il est aussi utilisé pour lui-même, pour ce qu’il représente en tant qu’objet.
Avec Double stratégie, mounir fatmi élabore une construction dont l’effet de précarité est renforcé par le fait que nous savons que chacun des éléments qui la compose ne peut par essence tenir en équilibre seul. Solides ensemble, dans l’échafaudage apparemment hasardeux de la construction, comme un jeu de mikado, il suffirait peut-être d’en enlever une pour que tout s’écroule, que l’une perde l’équilibre pour que tout s’effondre, et si aucune ne peut rien pour elle-même, ensemble, elle forment un tout en cohésion. Faibles seules, fortes ensemble, faibles en elles-mêmes, nous donnant un supplément de force si on l’utilise...la béquille se prête à la métaphore.
Parce que cette installation fait partie du premier chapitre de la trilogie d’expositions « Fuck Architects », Double stratégie peut être interprétée comme un paysage urbain, avec ses verticalités et ses enchevêtrements, confusion propre aux mégapoles. Chaque béquille évoque le rôle à la fois protecteur, dans la construction, et vaguement menaçant dans la fragilité du bâti. Perçue de cette manière, Double stratégie s’appréhende comme une façon de réfléchir l’architecture comme « corps architectural », la ville s’identifiant à un corps composé d’organes, inutiles ou vulnérables isolés, nécessaires et prenant sens lorsqu’ils fonctionnent ensemble.
De cette question du « vivre ensemble » que manifeste toute réflexion sur l’architecture et la ville, ressortit le problème fondamental de la relation de l’individuel au collectif, de la partie au tout, la question de ce qui fonde et permet la perdurance de la société. La Double stratégie, n’est peut-être ni plus ni moins que la manifestation plastique de l’ «insociable sociabilité » kantienne*, l’expression, au travers de ces béquilles, réconfortantes d’un côté, potentiellement menaçantes de l’autre, de cette nature conflictuelle de l’homme dans sa relation à la société, dans cet équilibre précaire des tensions entre attraction et répulsion. D’un côté, une sociabilité « naturelle » qui n’est pas seulement un penchant à l’altruisme, mais une exigence du développement de la culture. De l’autre, une tendance inverse, inscrite dans les profondeurs de nos égoïsmes nécessaires. Il n’y a donc au fond nulle ironie à voir dans cette double stratégie, ce qui, au-delà des contraintes que semble faire peser la société sur l’individu, constitue le moyen par lequel chacun se sert de la société pour défendre et soutenir ses faiblesses et développer sa puissance, se protégeant tout en étendant autant que possible la sphère de sa liberté.
Toute vie en société relève de cette double stratégie, qui place les hommes dans une contradiction permanente, des dualités irrésolues. Vivre ensemble reste donc un projet toujours inachevé, un processus toujours en devenir.
Transgressive à sa manière, l’installation Double stratégie transvalue la vulnérabilité, la fragilité, la force et la puissance, opposant ses ambivalences assumées et sa réalité hérissée à toute tentation d’idéalisation, de manichéisme naïf, de lisses utopies, de dogmes directeurs.
Présentée pour la première fois en 2007, à Lombard-Freid Projects, New-York, Double stratégie sera appelée à évoluer ultérieurement, laissant entendre la possibilité d’une prolifération urbaine désordonnée et sauvage.
Marie Deparis, Janvier 2009.
* Emmanuel Kant - Idée d'une histoire universelle d'un point de vue cosmopolitique- Ed Bordas
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This installation, like most of mounir fatmi's work, unfurls in a rhyzomic axiology.
At first sight, Double Strategy is nothing but a jumble of abandoned crutches in a corner. And immediately, the installation gives off a sort of anxiety, a vague uneasiness from these objects that imply illness, suffering and handicap. This emotion must be overcome to move beyond the first
degree approach.
The crutch is not just a material here, neither is it just a Duchampian transposition. It has its own meaning in this configuration, as an object of fundamental duality, referring to the ambiguity of a state or situation. For mounir fatmi, “art is no longer a concept, but a strategy.” This strategy doesn't strictly speaking constitute an “appropriation” in the sense that, while the object takes on a metaphorical, even symbolic, dimension, it is also used for itself, for what it represents as an object.
With Double Strategy, mounir fatmi has put together a structure, whose precariousness is reinforced by the fact that we know each individual elements cannot, in essence, hold itself up alone. They are solid together, in this apparently haphazard scaffold structure, but like a game of spillikins,
removing one may be enough to bring the whole thing crashing down. If one looses its balance everything will collapse but while none of them can stand alone, together they form a cohesive whole. Weak alone, strong together, weak in itself, but giving us a powerful boost when we use it...
the crutch lends itself to metaphor.
As this installation is part of the first chapter of “Fuck Architects”, a trilogy of exhibitions, Double Strategy may be interpreted as an urban landscape with its verticality and entangled web, a confusion peculiar to the megalopolis. Each crutch evokes the role of constructions which are both protective but also vaguely threatening in their fragility. Seen from this perspective, Double Strategy can be understood as a way of thinking about architecture as an “architectural body”. The city is likened to a body made up of organs that are useless or vulnerable when isolated but
meaningful when they function together.
This question of “living together”, important in any contemplation of architecture and cities, leads to the the fundamental problem of the individual's relationship to the collective, the part's relationship to the whole: the question of what forms society and allows it to endure. Double Strategy can perhaps be surmised to a visual demonstration of Kant's “unsocial sociability”. These crutches – comforting on the one hand, potentially threatening on the other - express the conflicting nature of man in his relationship to society, the precarious equilibrium of tension between attraction and repulsion. On one hand a “natural” sociability: not only a fondness for altruism, but also a requirement for the development of culture. On the other hand, the opposite tendency, inscribed in the depths of our fundamental selfishness. So there is no irony to be seen in this double strategy, which beyond the constraints that society seems to weigh on the individual, constitutes the means by which everyone uses society to defend and support their weaknesses and to develop their power, protecting themselves while extending the sphere of their liberty as far as possible.
Every life in society reveals this double strategy, which places men in a permanent contradiction of unresolved dualities. Living together is still an unfinished project, a process which is still in progress.
Transgressive in its way, Double Strategy re-evaluates vulnerability, fragility, strength and power, opposing assumed uncertainties, pitching its spiky reality against any attempt of idealisation, naive manichaeism, smooth utopia or guiding dogma.
Presented for the first time at Lombard-Freid Projects, New York, in 2007, Double Strategy will continue to evolve, indicating the possibility of a wild and disorderly urban proliferation.
Marie Deparis, Janvier 2009.
Translation: Caroline Rossiter.
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