« Est sublime ce qui, par cela seul qu'on peut le penser, démontre une faculté de l'âme qui dépasse toute mesure des sens » (Kant, Critique de la Faculté de Juger). Le sublime associe la beauté et son ombre. Toujours, il déborde le beau.
Il ne se donne pas à voir. On évoque Quasimodo, ou La Jambe noire de l'Ange.
Sublime ? Il y a dans ce mot une ambiguïté étymologique riche de doute : s'agit-il de limis, oblique, de travers – ou de limen, la limite, le seuil, celui que l'on ne saurait outrepasser ? La Jambe noire de l'Ange est, quant à elle, de travers.
Chez Kant, le sublime se légitime par la révélation de l'homme à lui-même en tant qu'être libre. Cette profondeur métaphysique suppose l'absence d'artifice et une sorte de perfection sensible qui conduit au vertige. Chez Kant encore,
l'homme est un spectateur prenant conscience, à travers un phénomène lui étant étranger – l'art par exemple –, de lui-même. Avec Burke, l'homme devient, insidieusement, à la fois producteur (d'une œuvre d'art…) et spectateur. Le sublime glisse hors de l'homme et se manifeste alors dans l'artifice lui-même.
Wittgenstein, lui, nous rappelle que « ce dont on ne peut parler, il faut le taire. » Ce sont l'art et la terreur qui nous donnent alors à voir ce dont on ne peut parler. Telle la Guérison du Diacre Justinien, réalisée par Côme et Damien, deux frères jumeaux d'origine arabe, médecins « anargyres » (sans argent) convertis au christianisme. Fra Angelico, en silence, nous donne à voir l'un des miracles posthumes des jumeaux anargyres. Le diacre Justinien avait la jambe en perdition. Saint Côme et Saint Damien lui greffèrent, pendant son sommeil, la jambe d'un éthiopien qui venait d'être enseveli au Cimetière de Saint Pierre. C'est la Jambe noire de l'Ange, scène peinte par Fra Angelico au titre de La Guérison du diacre Justinien (1438-1440 ; Musée San Marco, Florence).
La Jambe noire de l'Ange de mounir fatmi est dans cette même recherche du sublime, de cette sensation douloureuse et bien-aimée, de ce frisson que nous voulons ressentir encore pour nous sentir vivre. fatmi nous veut frissonnants. A la recherche du sublime, l'artiste utilise les films des autres, la vie des autres, ce qu'on coupe, ce qu'on détruit. Après le film Les Ciseaux, créé à partir des parties censurées du film marocain « Une minute de soleil en moins », on retrouvera encore des ciseaux dans Beautiful Language (2010), film inspiré de celui de Truffaut, L'Enfant sauvage. L'enfant sauvage, c'est mounir fatmi lui-même, cet enfant surnaturel capable de vivre seul dans la jungle française et que Truffaut travaille à « civiliser ». mounir fatmi qui porte en lui la conviction profonde que la civilisation, mieux dit, les civilisations, les échanges entre elles, en toute connaissance de cause des unes et des autres, permettront seuls ce
Beautiful Language dont nous sommes si loin encore - un langage aussi profondément singulier que possiblement partagé.
Fatmi récolte des images fantômes et les repropose en vidéo, dans le droit fil de ce que dit Françoise Parfait de ce medium : la vidéo, forme hybride par excellence, cite toujours une autre image – en l'occurrence, celle de Fra Angelico. Elle est un espace de mémoire qui accueille l'histoire des images.
Dans le cas de fatmi, l'hybridation de la forme est constante.
La Jambe noire de l'Ange est un film en noir et blanc, comme Beautiful Language ; comme dans Beautiful Language encore, l'image y est hachée, cruelle, elle nous torture le regard pour mieux nous faire regarder. Notre regard voyage d'un monde à l'autre, d'un temps à l'autre, de l'Asie à Florence, du IIIème siècle à la Renaissance et jusqu'à nos jours, où l'intégration de l'autre – de l'Intrus, après Jean-Luc Nancy – reste aussi impossible qu'au temps de la préhistoire. Avec une persévérance dont les racines sont à trouver dans son
enfance, mounir fatmi pose la question de la singularité, de l'identité, du mélange, de la greffe : va-t-elle prendre, se demande-t-il avec angoisse ? Il faut un ange pour qu'elle prenne : l'Ange de l'Histoire. Le visage tourné vers le
passé, il tourne le dos à l'avenir. Mais la greffe finira par prendre, grâce à l'Ange, ou malgré lui.
« Celui qui est habillé avec les vêtements des autres est nu : notre mère avait raison, écrit fatmi. C'était exactement cela que j'avais ressenti en classe. J'étais nu devant tout le monde. Ce jour là, j'ai décidé que si je devais être puni, au moins ce serait pour mes propres fautes. J'ai décidé de dessiner et d'écrire ma propre histoire. J'ai décidé d'avoir ma propre pensée, pour ne plus jamais me retrouver nu. »
La Jambe noire de l'Ange, c'est aussi la propre histoire de mounir fatmi. La greffe culturelle, douloureuse mais indispensable, forgeant sa propre pensée et son travail d'artiste.
Barbara Polla, Mars 2012.
"(...) Pour sa vidéo The Angel’s Black Leg/La Jambe noire de l’Ange, 2011, basée sur une peinture de Fra Angelico intitulée La Guérison du diacre Justinien, 1438-1440, Fatmi se concentre sur l’acte médical inhabituel auquel sont soumis saint Côme et saint Damien : la greffe de la jambe de l’homme noir sur le corps blanc du diacre Justinien. Un bruit obsédant de cris aigus confère une tonalité fantomatique à l’œuvre de Fatmi, montage d’images en négatif, radiographie agrandie de la peinture du XVe siècle. « Les autres ne voient pas tout de suite la jambe noire », observe Fatmi, « ou écrivent sur le sujet, ou l’étudient ». Dans cette œuvre, la jambe noire est première, « le commencement d’une société métissée » signant le rejet, à la Renaissance, d’une séparation entre race et culture. (...)"
Lillian Davies, Extrait de Suspect Language, Skira, 2012.
vidéo distribuée par Heure exquise ! www.exquise.org
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« The sublime is that, the mere ability to think which, shows a faculty of the mind surpassing every standard of Sense. » (Kant, The Critique of Judgement). The sublime associates beauty and its shadow. It always goes beyond the beautiful. It doesn’t reveal itself. Quasimodo or The Angel’s Black Leg come up. Sublime? There is an etymological ambiguity rife with doubt in that word: is it about limis, crooked, slanted; or limen, the limit, the threshold, that which one cannot overstep? Regarding the Angel’s Black Leg, it’s crooked.
For Kant, the sublime is legitimized by man’s revelation to himself as a free being. This metaphysical depth implies the absence of artifice and a sort of sensitive perfection that leads to dizziness. For Kant again, man is a spectator who gains conscience of himself through a phenomenon that is external to him – art for example. With Burke, man insidiously becomes both a producer (of a work of art…) and spectator. The sublime exudes from man and manifests itself in the very artifice.
As for Wittgenstein, he reminds us that “that whereof we cannot speak, thereof we must remain silent”. Art and terror are what show us that whereof we cannot speak. Like the Healing of Deacon Justinian, performed by Cosmas and Damian, two Arab twin brothers, “anargyroi” doctors (without money) converted to Christianity. Fra Angelico, in silence, shows us one of the posthumous miracles of the anargyroi twins. Deacon Justinian’s leg was beyond repair. Saints Cosmas and Damian grafted onto him, in his sleep, the leg of an Ethiopian man who had just been buried in Saint Peter’s Cemetery. This is the Angel’s Black Leg, a scene painted by Fra Angelico under the title The Healing of Deacon Justinian (1438-1440; San Marco Museum, Florence).
The Angel’s Black Leg by Mounir Fatmi belongs to the same quest for the sublime, that painful and beloved sensation, that thrill we want to keep experiencing in order to feel alive. Fatmi wants us thrilled. Searching for the sublime, the artist uses other people’s films, their lives, what’s been cut out or destroyed. After the film Scissors, made from censored segments of the Moroccan film “One minute of sun less”, scissors can be found again in Beautiful Language (2010), a film inspired by Truffaut’s movie The Wild Child. The wild child is Mounir Fatmi himself, that supernatural child capable of surviving alone on the French jungle and whom Truffaut tries to “civilize”. Mounir Fatmi carries with him the deep-seated conviction that civilization, or rather civilizations, and the exchanges between them – with full knowledge of each other – will alone enable this Beautiful Language that we’re still so far from – a language as deeply singular as possibly shared.
Fatmi gathers phantom images and repurposes them as videos, perfectly in line with what Françoise Parfait says about this medium: video, a hybrid form by excellence, always cites another image – in this case, an image by Fra Angelico. It is a place for memory that harbors the history of images. In Fatmi’s case, the hybridization of the form is constant.
The Angel’s Black Leg is a black & white film, like Beautiful Language. And as in Beautiful Language, the images are cut up, cruel, they torture our gaze to force us to look. Our gaze travels from one world to another, from an era to another, from Asia to Florence, from the 3rd century to the Renaissance and the present day, where the integration of the other – the Intruder, says Jean-Luc Nancy – remains just as impossible as it was in prehistoric times. With a perseverance whose origins can be traced back to his childhood, Mounir Fatmi questions singularity, identity, mixing, grafting: will it work, he wonders anxiously? It takes an angel to make it work: the Angel of History. His face looking at the past, he turns his back to the future. But the graft will eventually work, thanks to the Angel, or in spite of him.
“He who wears the clothes of others is naked: our mother was right, writes Fatmi. That’s exactly what I felt in school. I was naked in front of everyone. That day, I decided that if I were to be punished, at least it would be for my own faults. I decided to draw and write my own story. I decided to think on my own, to never find myself naked again.”
The Angel’s Black Leg is also Mounir Fatmi’s own story. The cultural graft, painful but indispensable, forging his own thought and his work as an artist.
Barbara Polla, March 2012.
"(…)For his video, The Angel’s Black Leg/Jambe Noir de l’Ange, 2011, based on Fra Angelico’s painting La Guérison du diacre Justinien, 1438-1440, Fatmi focuses on the unusual medical act that Saints Côme and Damian are pictured attending to: the grafting of a black man’s leg to the white body of Deacon Justinien. A haunting, high-pitched sound provides the ghostly audio for Fatmi’s work, a montage of x-ray, magnified and negative images of the 15th century painting. “Others don’t see the black leg right away,” Fatmi observes, “or write about it, or consider it.” In his work, the black leg is primary, “the beginning of mixed society,” in a Renaissance rejection of the bifurcation of race and culture. (…)"
Lillian Davies, Excerpt from Suspect Language, Skira, 2012.
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