« Le désir de l’homme trouve son sens dans le désir de l’autre » Lacan
Entre désir fou et désespoir, la question de la possibilité – ou de l’impossibilité – d’un authentique partage interculturel est un fil rouge que l’on retrouve tout au long du travail de mounir fatmi. L’artiste aura aussi anticipé la question aujourd’hui d’une acuité brûlante d’une autre (im)possibilité : celle de la rencontre des genres – notamment avec sa vidéo intitulée Something is possible, rarement vue, alors qu’elle fut créée en 2006.
Aujourd’hui, avec le Langage des Fleurs (2017, vidéo et série photographique), fatmi repose cette même question : quelle rencontre, quels échanges, quels langages communs entre hommes et femmes ? Car les fleurs, en l’occurrence, pour fatmi, ce sont les humains, femme et homme, à la recherche d’eux-mêmes et de l’autre. Immobilité. Silence. Indifférence de la forêt, de la nature au spectacle qui se déroule en elle. La forêt, un espace aussi impénétrable que la nature de l’union entre deux personnes, entre deux mondes.
Les végétaux, dit-on, sont pourvus de centaines de capteurs sensoriels qui leur permettent de s’adapter, de manière aussi discrète qu’efficace, aux menaces extérieures, aux rencontres de tous types : par exemple, les plantes agressées par des prédateurs produisent plus de tanins, pour lutter contre ces prédateurs, puis envoient un signal chimique sous forme d’émission de gaz d'éthylène qui se disperse dans l’air afin d’alerter les autres plantes qui produiront alors, elles aussi, davantage de tannins. Les plantes ainsi se sauvent elles-mêmes et entre elles, sans remuer une feuille.
Métaphore du langage : les fleurs de fatmi, femme et homme, communiquent comme des orchidées pourraient le faire. Des orchidées noires : les vêtements des deux acteurs, costume et robe, sont noirs et sembleraient presque interchangeables, quand bien même leur « genre » les définit, les contraint. Une autre notion cruciale dans le travail de fatmi, à savoir la possibilité de l'échange, est ici en constamment en miroir : les deux fleurs, la femme et l’homme, entre eux et avec nous spectateurs, chacun de nous servant de miroir à l’autre.
Contraints à l’immobilité que génère parfois le trop-plein de sentiment, l’être humain, au même titre que les plantes, met en place des stratégies de défense – des signes physiques et chimiques, tout un langage du corps. Les « fleurs » de fatmi ainsi s’observent, s’approchent, s’éloignent, en une danse minimaliste, émouvante, intrigante et sensuelle à la fois. Peut-être ce langage du corps, ce langage « naturel », est-il le seul qui puisse représenter, dans le meilleur des cas, ce langage commun que fatmi appelle de ses vœux. Et pourtant, pendant de longues minutes de vidéo, le réalisme désespéré, le désespoir éclairé de fatmi tendent vers le verdict d’impossibilité : femme et homme ne se rencontreront jamais. Ils s’approchent l’un de l’autre (ou elles s’approchent, puisque ce sont des fleurs), puis s’éloignent, se tourne le dos, passent de la couleur au noir et blanc, font bruisser les feuilles du sol où se perd leur regard, puis reviennent, et essaient encore, de s’accrocher à l’autre.
À la fin, est-ce l’espoir qui se concrétise dans le happy end du baiser ? Pas si sûr. Tout d’abord, l’on ne sait trop quelle est la part de parodie dans ce happy end violent, alors que Le baiser est un thème dont mounir fatmi a une connaissance approfondie, jusqu’à avoir publié un livre intitulé The Kissing Precise. Dans le langage des fleurs de fatmi, le baiser n’est pas cette expression du désir enchanté qu’il est dans cette autre série photographique de l’artiste, intitulée Casablanca Circles. Le baiser des fleurs ressemble davantage à une dévoration inquiétante qu’à une union désirable. Fleurs cannibales ? Impossible union parce que celle-ci conduirait à la dissolution de l’un des protagonistes ? fatmi semble bel et bien vouloir nous rappeler, par ce happy end peut-être malheureux, que la possession de l’autre est impossible, même dans l’éros, et qu’elle n’est même pas souhaitable. L’union-fusion entre deux êtres humains reste illusoire et seule la découverte de l’autre est à la fois possible, désirable et sublime. Ce n’est que dans cette découverte que la communication entre les deux corps devient presque palpable. Fatmi parlait déjà de l’impasse de la relation dans sa toute première vidéo, Fragile (1997), il y a plus de vingt ans « Si deux choses s’unissent, ou bien les deux subsistent et restent alors deux réalités distinctes, ou elles disparaissent pour devenir une troisième chose différente, ou il n’en reste qu’une des deux et l’autre cesse d’exister ».
S’agit-il aussi, au fil des ans, dans ce Langage des Fleurs, d’un Prolongement, dans cette œuvre, de la question non résolue du mariage (im)possible entre l’Orient et l’Occident ? Pas si sûr. Nous sommes encore bien loin d’un vrai désir, d’une vraie découverte entre ces deux mondes, l’Orient et l’Occident. Alors que dans la forêt dans laquelle se meuvent les fleurs de fatmi, il semble bien que la complexité du monde soit retranscrite dans la chair. Pour ce qu’elle est. L’intensité des regards alterne avec leur absence. Les corps existent. S’ils ne se découvrent pas encore, une chose est certaine : l’artiste, lui, les a découverts.
Et la vraie « possibilité », le réel espoir distillé par cette œuvre de mounir fatmi, semblent en fin de compte contenus dans la poétique que l’artiste fait naître par son travail de création. Créer, chercher, imaginer (faire image), transformer (donner forme) : c’est l’espoir en marche. Envers et malgré tout. Un espoir qu’il faut prendre le temps de ressentir, sous la surface, dans cette œuvre vidéo et photographique aussi profonde que sensible. Sensible et non sentimentale, car fatmi ne cède jamais à la sentimentalité, même au creux du désespoir, et ses fleurs et leur langage restent jusqu’à la fin – et au-delà car en réalité il n’y a pas de fin – à la fois érotiques et mystérieux.
Le désir, alors, grandit : celui de regarder encore. De découvrir à notre tour et, peut-être, de comprendre.
Barbara Polla, Mars 2018 |
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« The desire of man finds its meaning in the desire of the other » Lacan
Between mad desire and despair, the question of the possibility – or the impossibility – of authentic intercultural sharing is a theme that runs all through the work of mounir fatmi. In fact, the artist was ahead of the curve on one of today’s burning issues – another (im)possibility: the meeting of genders. Consider, for example, his rarely seen video Something is possible, made back in 2006.
Today, with the video and photographic series Langage des Fleurs (2017), fatmi rephrases the question: what kind of meeting, what exchanges, what common languages are possible between men and women? Here, fatmi approaches flowers as if they were human beings, a woman and man, in search both of themselves and of the other. Immobility. Silence. The indifference of the forest and of nature to the scene unfolding in its midst. The forest, a space as impenetrable as the nature of the union between two people, between two worlds.
Plants, it is said, are endowed with hundreds of sensors that allow them to adapt, in a manner as discreet as it is effective, to external threats, to encounters of all types. For example, plants attacked by predators produce more tannin, to fight against these predators, then send out a chemical signal by emitting ethylene gas. This spreads in the air in order to alert the other plants which will in turn produce more tannin. Plants thus save themselves and each other without moving a leaf.
Language and metaphor: fatmi’s flowers, woman and man, communicate as orchids might do. Black orchids: the clothes worn by the two actors – suit and dress – are black and seem almost interchangeable, even if they are defined and constrained by their “gender.” Another crucial notion in fatmi’s work, the possibility of exchange, is addressed via a constant play of mirrors: the two flowers, the woman and the man, together and with ourselves as spectators, each of us serving as a mirror to the other.
Forced into the immobility that comes from being overwhelmed by feelings, human beings, just like plants, put in place defensive strategies – physical and chemical signs, a whole language of the body. fatmi’s “flowers” thus observe each other and move close then apart in a dance that is minimalist, moving, intriguing and sensual. Perhaps this body language, this “natural” language, is the only one that, in the best of cases, is able to represent the common language that fatmi calls for. And yet, there are long minutes in this video when fatmi's despairing realism, his enlightened despair, tend toward the verdict of impossibility: woman and man will never meet. They approach each other (the flowers come close), then move away, turn their backs on each other, go from colour to black and white, rustle the leaves of the ground where their gaze goes missing, then come back, and try again, to cling to one another.
In the end, is it hope that materializes in the happy ending of the kiss? Not so sure. First of all, we cannot tell how much of this violent happy ending is parody. After all, The Kiss is a theme that fatmi knows well: he has even published a book called The Kissing Precise. In fatmi’s language of flowers, the kiss is not the expression of enchanted desire that we see in another of his photographic series, Casablanca Circles. This kissing of flowers is more a disturbing devouring than a desirable union. Cannibal flowers? Is union impossible precisely because it would mean the dissolution of one of the protagonists? With this possibly unhappy happy ending, fatmi does indeed seem to be reminding us that possession of the other is impossible, even via eros – that in fact it is not even to be wished for. The union-fusion of two human beings is an illusion and only the discovery of otherness is at once possible, desirable and sublime. It is only in this discovery that the communication between two bodies becomes almost palpable. This impasse of relationships was the subject of fatmi’s very first video, Fragile (1997), made more than twenty years ago now. "If two things unite, either both remain and then stay two separate realities, or they disappear to become a third different thing, or only one of the two remains and the other ceases to exist ».
Might this Langage des Fleurs also be about another unresolved question, the (im)possible union of East and West? That is far from sure. We are still a long way from real desire, from genuine mutual discovery in the relation between these two worlds, East and West. Whereas in the forest inhabited by fatmi’s flowers, it really does seem that the complexity of the world is transcribed in the flesh. For what it is. The intensity of the gazes alternates with their absence. The bodies exist. If they have yet to become aware of each other yet, one thing is certain: the artist, for his part, is fully aware of them.
In fact, the real “possibility,” the real hope distilled in this work by mounir fatmi, ultimately seems to be contained in the poetics that the artist brings to life through his creative work. Create, search, imagine (make an image), transform (give shape): this is hope in action. Come what may. A hope we must take the time to sense, under the surface, in this video and these photographs. Both deep and sensitive. Sensitive and not sentimental. Because fatmi never yields to sentimentality, even in the depths of despair, and his flowers and their language remain up to the very end and beyond – because in reality there is no end – both erotic and mysterious.
And so desire grows: the desire to look again. To discover for ourselves and, perhaps, to understand.
Barbara Polla, March 2018
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