Projet photographique en noir et blanc initié en 1999, « Casabarata » s'ancre dans le décor du célèbre marché aux puces de Tanger, où mounir fatmi a passé une grande partie de son enfance, et mêle aux images des marchandises les plus diverses, les portraits des chalands et des vendeurs. C’est un lieu qui s'impose avant tout pour l'artiste comme un coin de mémoire, hors du temps, où toutes les temporalités sont susceptibles de coexister. Il devient ainsi le lieu par excellence des synesthésies où les très nombreuses sensations, images, odeurs et sons communiquent et invite le photographe à une forme de voyage temporel. « Casabarata », nom à consonance espagnole, se traduit par « la maison bon marché » est né de l’exode rural de milliers de familles pauvres marocaines venant spécialement des montagnes du Rif. Commençant comme un bidonville, ce quartier s’est développé autour du marché aux puces et son activité où l’artiste a passé son enfance à vendre des vêtements avec sa mère et à jouer entre les différents objets arrivant de l’Europe.
Abondant en détails, les photographies de cette série, peuvent être envisagées comme une approche descriptive et quasi sociologique du marché. Elles restituent précisément le contenu des étals et tracent fidèlement les portraits des marchands. Elles produisent une écriture du réel balzacienne en un sens, tout en contrastes dramatiques où les personnages se fondent littéralement dans le décor, voir disparaitre complètement dans les murs : leur être apparaît comme une émanation du marché et réciproquement. Les photographies relèvent également de l'exploration intime et mémorielle. « Casabarata » est évoqué par mounir fatmi comme une « boîte noire » : le dispositif d'enregistrement particulier des souvenirs d'enfance. Le temps semble ne pas avoir de prises sur le lieu : « Malgré les différents incendies et plans urbanistiques (…), il est resté presque identique. »
Ce projet photographique entraîne le spectateur dans un voyage à travers le temps, sur les terres de l'enfance, occupées par une figure centrale, la mère : « Je me vois assis à côté de ma mère qui porte une Djellaba grise et un Haïk noir qui ne laisse apparaître que ses yeux. En face de nous, par terre, un plastique de forme rectangulaire avec deux cordes aux extrémités. Sur le plastique maman dispose des vêtements d’enfants cousus par ma grande sœur sur une machine à coudre Singer. Les jours pluvieux, nous avions un parapluie. Nous l’utilisions aussi parfois l’été quand le soleil était au zénith. Les vêtements étaient de trois couleurs : bleu, rose et blanc. Le bleu pour les garçons, le rose pour les filles. Maman disait que les blancs étaient pour les anges, ceux qui nous protègent et qui nous aident à vendre quelques articles et ramener un peu d’argent à la maison. ». L’image est restée gravée dans la mémoire de l’artiste. D'une grande charge émotionnelle, elle évoque le lien entre la mère, le fils et le marché. Elle reconstitue un univers très codifié et quelque peu rigide. Au sein de cette image/mémoire, le petit garçon semble cantonné à un rôle stéréotypé : « J'étais bien sûr habillé en bleu. J'étais le garçon. (…) Je n'avais pas grand-chose à faire, à part être sagement assis et de préférence avec le sourire.» (mounir fatmi, Le Fils de Casabarata).
La série de photographie poursuit son voyage jusqu'aux origines de la création artistique. Lieu des contrastes saisissants - où des cables d’antennes, des circuits électroniques ou un mouton peuvent soudainement entrer en dialogue avec une reproduction de la Joconde, le marché est désigné par l'expression « Musée en ruines » par mounir fatmi. A l'aide de photographies contemporaines de ce marché, mêlant réalisme et poésie, celui-ci déconstruit les souvenirs-écrans et réinsuffle de l'imaginaire dans le champ de la mémoire, activité à laquelle il se livrait dès l'enfance. « Casabarata » se constitue au final comme le lieu des retrouvailles avec soi-même - un lieu où les souvenirs ont cependant leur vie propre et échappent parfois au contrôle de leur porteur qui tente alors de remettre la main sur eux. Et cela arrive parfois de manière étonnante : des années après le cambriolage de sa maison familiale à Tanger, l’artiste a ainsi eu la surprise de retrouver sur ce marché des toiles qu'il avait peintes dans ses jeunes années - et qu'après quelques négociations d'usage, il a ainsi pu les acheter à bon prix ».
Studio Fatmi, Juin 2019.
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A black & white photographic project initiated in 1999, Casabarata is set in the famous Tangiers flea market, where mounir fatmi spent a large part of his childhood, and combines images of a wide variety of merchandise with portraits of customers and merchants. For the artist, this is above all a place of memory, out of time, where all temporalities and likely to coexist. It also becomes the place par excellence for synesthesia, where the many sensations, images, smells and sounds communicate and invite the photographer to embark upon a form of journey through time. “Casabarata”, a Spanish-sounding name, which translates to “the cheap house”, was born from the rural exodus of thousands of poor Moroccan families, mostly from the Rif mountains. Started as a slum, this neighborhood developed around the flea market, where the artist spent his childhood selling clothes with his mother and playing among various objects coming from Europe.
Rich in detail, the photographs in this series can be seen as a descriptive and almost sociological study of the market. They precisely restitute the content of the stalls and show accurate portraits of the merchants. They produce a transcription of reality that is in a way reminiscent of Balzac, with its strong dramatic contrasts where the characters literally blend into the background, or even disappear completely into the walls: their presence seems to be an emanation of the market and vice versa. The photographs also have to do with intimate and memorial exploration. Casabarata is referred to by mounir fatmi as a “black box”: the particular means of recording childhood memories. Time doesn’t seem to affect this place: “In spite of fires and urban renewal plans (…), it has remained almost identical.”
This photographic project takes the viewer on a journey through time, to the land of childhood, where a central figure reigns: the mother. “I can see myself sitting next to my mother wearing a grey djellaba and a black haik that only showed her eyes. Across from us, on the ground, a rectangular plastic tarp with strings on its ends. On the tarp, mommy places children’s clothes sewn by my big sister with a Singer sewing machine. On rainy days, we had an umbrella. We also sometimes used it in the summer when the sun was high. The clothes came in three colors: blue, pink and white. Blue for the boys, pink for the girls. Mommy said the white clothes were for angels, the ones who protect us and who help us sell a few things and bring some money back home.” The image has remained etched in the artist’s memory. It carries a heavy emotional charge and evokes the link between mother, son and the market. It recreates a strictly codified world, somewhat rigid. Within this image/memory, the little boy seems confined to a stereotyped role: “I was of course dressed in blue. I was the boy (…). I didn’t have much to do, I would just sit there, preferably smiling.” (mounir fatmi, Le Fils de Casabarata).
The photographic series continues its journey to the origins of artistic creation. A place for striking contrasts, where antenna cables, electronic circuits or a sheep can suddenly start a dialogue with a reproduction of the Mona Lisa, the market is designated by Mounir Fatmi as a “museum in ruins”. With contemporary photographs of the market that combine realism and poetry, he deconstructs screen-memories and re-injects imagination in the realm of memories, an activity he has been practising since childhood. Ultimately, Casabarata consists in a place for finding oneself again – but a place where memories have their own existence and sometimes slip out of the control of their owner, who then tries to take hold of them again. Which can sometimes happen in surprising ways: years after his family home was burgled in Tangiers, the artist had the surprise of stumbling upon paintings he made in his early years in that very market – and after a usual amount of bargaining, he was able to buy them back at a fair price.
Studio Fatmi, June 2019.
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