Projet initié en 2007, « Les Prophètes » fait jouer entre elles des concepts appartenant a priori à des domaines très différents, à savoir la notion spirituelle de « prophète » et celle, appartenant au domaine technique, de « médium ». Le prophète désigne un intermédiaire entre le divin et les hommes, dont le rôle essentiel consiste à transmettre les messages de dieu à l'humanité. Le médium appartient quant à lui au vocabulaire des sciences de la communication et désigne le moyen technique par lequel l'information est transmise. mounir fatmi associe « prophète » et « médium » dans le but de jeter un éclairage réciproque sur ces deux notions. Plusieurs de ses oeuvres, sculptures et installations en particulier, emploient des médiums comme matériaux plastiques, avec la particularité de n’être presque plus utilisés ou en voie d'obsolescence avancée : câble d’antenne, cassettes VHS, photocopieurs xérographiques… En quoi la notion technique de médium permet-elle de mieux saisir celle de prophète ? Et inversement, en quoi la notion de prophète aide-t-elle à mieux comprendre celle de « médium » ? Est-elle susceptible de donner du grain à moudre aux théories et philosophies de la communication et des médias ? Comme disait Ludwik Fleck : « Peu importe où et quand nous commençons : nous sommes déjà au milieu des choses. »
Ce projet en working progress est constitué de videos, des photos, de sculptures, d’installations et recense également les noms des vrais et faux prophètes qui se sont manifestés au cours de l’histoire. Le rôle joué par le prophète est toujours le même : il s'impose comme une entité nécessaire, intermédiaire entre dieu et les hommes, et agit à la fois comme un traducteur du message divin et un instrument de mesure des pratiques humaines. Le prophète est un personnage présent dans toutes les cultures, que celui-ci soit validé par la tradition religieuse et intégré à ses grands récits, ou au contraire invalidé et rejeté. Il est enfin commun à tous les âges de l’humanité. Notre époque contemporaine n’y échappe pas et ils apparaissent sous la forme de gourou futuriste prêchant la technologie sous toutes ses formes, de l’intelligence artificielle jusqu’à la singularité en passant par le transhumanisme, comme une solution ultime aux maux de l’humanité.
mounir fatmi poursuit sa réflexion en s'inspirant des différentes acceptions des termes « médium », « média » et « milieu », développées en philosophie, en sciences et en sciences humaines. Le médium désigne un intermédiaire spirituel ou moyen technique. Le média renvoie essentiellement aux nouvelles technologies d'information et de communication. Le milieu est quant à lui un terme polysémique et quelque peu imprécis. Pour mounir fatmi, situé entre le passé et le futur, notre present, ce temps contemporain que nous vivons chaque instant, ne peut être que ce milieu. Son sens a récemment évolué avec le développement des sciences et les progrès techniques. Employé par la tradition philosophique, on le trouve également chez le philosophe Gilles Deleuze où il désigne à la fois un ensemble de relations et un environnement. Le milieu, c'est ce qui est au centre et ce qui se trouve tout autour, ce qui se distingue d'autre chose et en même temps ne s'en distingue pas. La notion de milieu, en dépit du flou qui la caractérise, permet justement de conceptualiser ce qui risque d'échapper à la pensée dans la mesure où la pensée peine à appréhender ce qui constitue le terreau qui la fait naître.
mounir fatmi s'appuie sur la notion de média exprimée par Mac Luhan par une de ses formules passée à la postérité : « Le média est le message ». Appliquée au prophète, envisagé comme une technologie de communication, cela donne : le prophète est à la fois le canal par lequel le message divin est transmis et le message lui-même. Le prophète transforme en profondeur les structures sociales, les rapports entre les individus ou la façon dont les informations circulent. Tout comme le média, il se voit menacé d'obsolescence, d'abandon ou de rejet, et ne constitue qu'un moment dans l'histoire de l'humanité. Les technologies de communication contemporaines présentent à leur tour des similitudes avec le personnage du prophète : entité « au milieu », jouant le rôle d'intermédiaire ; entité relationnelle qui transforme la société et les individus ; intermédiaire qui finit par constituer le milieu dans lequel l'humanité évolue, imposant sa temporalité, son rythme, transformant l'individu en collectivité et le monde en « village global ». Prophète et média tendent à se constituer comme des autorités extérieures et supérieures à l'homme. Ce surgissement d'une autorité tierce peut éventuellement faire naître la crainte d'un pouvoir échappant au contrôle humain, et d'une soumission de l'homme à la machine, elle même soumise à la technologie. Certaines des qualités de cette dernière, potentiellement divines car surhumaines, ont effectivement de quoi inquiéter les usagers : insensibilité, ubiquité, surveillance généralisée, dématérialisation, hyperconnectivité, aseptisation, normalisation, automatisation… Un certain nombre de compétences ont été transférées depuis les hommes vers la machine et perfectionnées au point d'entraîner un risque de déshumanisation dans l'ensemble de la société.
Cette mise en relation de notions spirituelle et technique appartenant à deux âges différents de l'humanité fait apparaître le personnage du prophète comme le médium des premiers âges : un fait de chair et d'os. Elle identifie également le médium comme le prophète désincarné et immatériel de notre époque. Ce projet de réflexion sur les sociétés de l'information et de la communication et leur devenir est désigné par l'expression « archéologie des médias » par mounir fatmi : menée à travers diverses oeuvres, il s'agit d'un travail philosophique, sociologique et artistique réalisé à partir d'objets menacés d'obsolescence en raison de la vitesse du progrès technique, et d'une tentative pour se saisir des volatils et insaisissables tenants et aboutissants de nos civilisations des médias et du progrès technique qui échappent de plus en plus à notre contrôle et à notre compréhension.
Studio Fatmi, Septembre 2019.
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A project initiated in 2007, “The Prophets” creates interactions between concepts emanating from seemingly very different domains, namely the spiritual notion of the “prophet” and that of the “medium”, which belongs to the technical field. The prophet designates an intermediary between the divine and man whose main role consists in transmitting messages from god to humankind. As for the medium, it belongs to the vocabulary of communication sciences and designates a technical tool for transmitting information. mounir fatmi associates “prophet” and “medium” in order to for both notions to mutually shed light on each other. Many of his works, specifically sculptures and installations, use media as plastic materials, with the particularity of no longer being in use, or in an advanced state of obsolescence: coaxial cable, VHS cassettes, photocopy machines… In what way does the technical notion of medium enable us to better understand the notion of prophet? Conversely, how does the notion of prophet help us better understand that of “medium”? Could it provide new material to the theories and philosophies of communication and media? As Ludwik Fleck said: “No matter where and when we start: we are already in the middle of things.”
This work in progress is made up of videos, photographs, sculptures and installations. It also lists the names of real and fake prophets that manifested themselves throughout history. The role played by the prophet is always the same: he imposes himself as a necessary entity, an intermediary between god and men, and acts both as a translator of the divine message and an instrument to measure human practices. The prophet is a character present in all cultures, whether he’s validated by religious traditions and integrated in their discourse or, on the contrary, invalidated and rejected. Furthermore, he can be found in all periods of humanity. Our modern days are no exception: prophets materialize as futuristic gurus preaching all forms of technology, from artificial intelligence to singularity and transhumanism as the ultimate solution to humanity’s ails.
mounir fatmi pursues his reflection by drawing inspiration from the various acceptations of the terms “medium”, “media” and “milieu”, developed in philosophy, science and social science. The medium designates a spiritual intermediary or a technical tool. The media essentially refers to modern information and communication technologies. As for the milieu, it’s a polysemous and somewhat imprecise term. To mounir fatmi, our present, located between past and future, this contemporary time we experience every instant, can be nothing else than this milieu. Its meaning evolved in recent years, with the development of sciences and technical progress. Used in the philosophical tradition, it is also found in the work of philosopher Gilles Deleuze, where it designates both a set of relations and an environment. The milieu is what is the center and what’s all around it, both what does and doesn’t distinguish itself from something else. The notion of milieu, in spite of its blurriness, enables, precisely because of its imprecision, the conceptualization of what might be out of the control of the thought process because it so difficultly apprehends what constitutes the fertile ground from which it was born.
mounir fatmi uses the notion of the media as expressed by McLuhan in one of his most famous slogans: “The media is the message”. Applied to the prophet perceived as a communication technology, this becomes: the prophet is simultaneously the channel through which the divine message is transmitted, and the message itself. The prophet deeply changes social structures, relations between individuals and the way information circulates. Just like the media, he is in danger of becoming obsolete, abandoned or rejected, and represents only a brief moment in the history of humanity. Modern communication technologies also have their own resemblance to the character of the prophet: they are a “central” entity acting as an intermediary; a relational entity that transforms society and individuals; an intermediary that ultimately constitutes the environment in which humanity lives, imposing its temporality, its rhythm, transforming individuals into collectiveness and the world into a “global village”. Prophet and media tend to constitute authorities that are outside and superior to humans. This emergence of a third party authority can generate fear of a form of power that would be beyond human control and of a submission of man to the machine, which is in turn submitted to technology. Some of its characteristics, superhuman and therefore potentially divine, can indeed appear as worrying for users of technology: insensitivity, ubiquity, widespread surveillance, dematerialization, hyper-connectivity, homogenization, standardization, automation… Certain skills have been transferred from man to machine, perfected to the point of creating the risk of dehumanizing the entire society.
This connection between spiritual and technological notions belonging to two different eras of humanity reveals the character of the prophet as the medium of the early ages, one that is made of flesh and bone. It also identifies the medium as the disincarnated and immaterial prophet of our times. This project of reflecting upon societies of information and communication and their evolution is designated by mounir fatmi as “archeology of the media”: carried out through various works, it’s a philosophical, sociological and artistic endeavor conducted using objects that are threatened with obsolescence because of the speed of technological progress, and an attempt to grasp the volatile and elusive ins and outs of our civilizations based on media and technological progress, which are increasingly out of our control and comprehension.
Studio Fatmi, September 2019.
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