Projet initié en 2014 avec une première exposition à l'espace d'art « ADN Platform » àBarcelone, « L'art de la guerre » se propose à la fois comme une réflexion sur la guerre, ses effets sur les individus et sur les corps, ainsi que sur le rôle de l'art et de l’artiste pendant les périodes de crise.
Le projet artistique est né de la mise en regard de deux lectures de jeunesse. La premiere, « La Peau », roman écrit par Curzio Malaparte, paru en 1949, est découvert par mounir fatmi pendant ses études artistiques à Rome. Le roman met en scène la ville de Naples et sa libération par les soldats américains pendant la seconde guerre mondiale. Curzio Malaparte fut écrivain, cinéaste, journaliste et correspondant de guerre. Personnage aux multiples facettes, intellectuel très controversé, anticonformiste et provocateur, ce dernier s'est rallié à tous les camps pendant et après la guerre : des fascistes aux communistes, en passant par les libéraux et les catholiques… Il est de nos jours à la fois admiré par la critique littéraire pour ses talents d'écrivain et critiqué pour ses alliances troubles. Ce que mounir fatmi retient en particulier de l'histoire racontée par Malaparte, c'est la description réaliste des événements faite par le romancier, très éloignée des versions officielles, et la manière dont la guerre modifie le tissu social d'une ville ou d'un pays en bouleversant les rôles individuels, faisant en particulier des femmes des proies faciles. Puis « L'Art de la guerre », attribué à Sun Tzu - auteur dont l'existence est également quelque peu trouble, à mi-chemin entre mythe et réalité, est un court traité de stratégie militaire datant de l'Antiquité chinoise, devenu ouvrage de référence dans les écoles militaires et les entreprises exerçant dans la communication et la finance. Mettant en avant la ruse, l'espionnage, la mobilité et les stratégies adaptatives, il est découvert par l’artiste au cours de son premier emploi dans une agence publicitaire à Casablanca.
mounir fatmi met en regard ces deux œuvres et en relève les oppositions : là où le traité de stratégie militaire décrit de vastes mouvements de troupes et la manière de vaincre, le roman s'intéresse aux destinées individuelles et remet en question la notion de victoire, souvent trompeuse, dans la mesure où elle est essentiellement exprimée à travers les discours officiels, et sert à masquer l'échec total, politique, économique ou humain qu'est la guerre.
Lors de son exposition initiale en 2014, mounir fatmi a rassemblé différentes œuvres dialoguant entre elles : Une photographie collective de scientifiques et d'intellectuels nazis ayant dû s'exiler à la fin de la seconde guerre mondiale et qui ont joué un rôle essentiel dans la réussite du programme spacial américain, raconte la tragédie qui se joue derrière la photo officielle et les sourires de convention. Une affiche originale du film « La Peau » réalisé par Liliana Cavani en 1981, et inspiré du roman de Curzio Malaparte, donne à voir des femmes italiennes à côté de soldats américains, dont l'ingénuité est largement décrite par ce dernier dans son livre. Les photographies tirées du film « La Bataille d’Alger » réalisé par Gillo Pontecorvo en 1966, et censuré en France jusqu’en 2004, reconstitue la bataille d'Alger de 1957, pendant la guerre pour l'indépendance algérienne, font apparaître des femmes algériennes face à des soldats français. Franz Fanon a souligné l'importance du statut des femmes pendant la révolution algérienne, en évoquant les atteintes corporelles exercées par l'armée française, servant à inférioriser les colonisés ou à assimiler les femmes algériennes par des lois concernant leur statut, le mariage et les pratiques courantes. Est notamment évoquée la question du voile : le but pour le gouvernement français a été de « dénuder » la femme algérienne pour transformer en profondeur le tissu social algérien et réduire ainsi toute forme de résistance nationale. La tentative de la part du colonisateur pour modifier le tissu social et asseoir sa domination passe ainsi par la transformation du statut des femmes, par une conquête des individus et des corps. Les nationalistes algériens, pour leur part, ont craint que les femmes ne deviennent un « cheval de Troie » et la sauvegarde de l'intégrité physique des femmes recouvrait ainsi un enjeu de maintien de l'identité collective et un enjeu politique. Un échantillon de l'œuvre photographique « La Quatrième de couverture » fait le lien entre stratégie guerrière et publicitaire en exposant la couverture d'un magazine français sur le thème de la premiere guerre du golfe en première page à une publicité pour les cigarettes Marlboro représentant deux cowboys chevauchant leur monture menant un troupeau de chevaux. Une video de « Muhammad Ali », le labyrinthe exprime les rapports de l'individu à l'état et rappelle que le boxeur afro-americain s’etait attiré des ennuis avec le gouvernement américain en refusant de s'engager comme combattant dans la guerre du Vietnam. Finalement la sculpture « Après la chute », barre de saut hippique brisée en deux, vient enfin illustrer les rapports de l'individu à la guerre et à l'Histoire.
Le projet « L'art de la guerre » fait exister d'autres histoires, moins connues, plus obscures, plus complexes, à côté de la grande Histoire et des discours officiels, patriotiques et triomphants en proposant une lecture multiple révélant la nature extrêmement tortueuse du cours de l’histoire. Il s'intéresse au rôle joué par les femmes au cours des conflits, plutôt qu'à celui, pratiquement toujours évoqué et mis en avant, des hommes et des guerriers. A une vision impériale et collective, il oppose une vison individuelle, plus réaliste, nécessairement partielle, fragmentée et incomplète, dont les significations multiples et incertaines contredisent les récits officiels produits du point de vue des vainqueurs. Contre une lecture chronologique linéaire, naïve ou trompeuse.
« L'art de la guerre » est une expression qui désigne la pratique artistique dans son ensemble : déplacements, mises en relation et changements de points de vue qui ont pour but de déjouer la censure, l'incommunicabilité ou les pièges de l'identité et de l'histoire, et ainsi de renouveler le rapport du spectateur à l'œuvre et au réel. Répondant à la question des moyens dont dispose l'art, mounir fatmi insiste avec ce projet sur la nécessité d'engager le combat et d'élaborer de véritables stratégies et de pièges artistiques.
Studio Fatmi, Aout 2019.
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A project initiated in 2014 with an initial exhibition at the art space “ADN Platform” in Barcelona, “Art of War” is a reflection on war, its effects on individuals and bodies, and on the role of art and the artist during times of crisis.
The artistic project originated in a parallel between two books mounir fatmi read when he was young. The first, “The Skin”, a novel by Curzio Malaparte published in 1949, was discovered by mounir fatmi while he was studying art in Rome. The novel is set in the city of Naples, during its liberation by American soldiers at the end of World War II. Curzio Malaparte was a writer, a director, a journalist and war correspondent. A character with multiple facets, a controversial intellectual, a non-conformist and a provocateur, he rallied every different side during and after the war, from fascists to communists, liberals to Catholics… Today, he is admired by literary critics for his talent as a writer, and criticized for his blurred allegiances. What particularly struck mounir fatmi in the story told by Malaparte was the realistic description of the events he relates, very different from the official versions, and the way war alters the social structure of a city or a country by upsetting individual roles, making women in particular easy targets. The second book is “The Art of War”, attributed to Sun Tzu, an author whose existence is also quite blurry, halfway between myth and reality. It’s a short treatise on military strategy dating back to Chinese antiquity, which has become a work of reference in military schools and companies operating in the fields of communications and finance. The book, which promotes the use of espionage, mobility and adaptive strategies, was discovered by the artist as we was employed at his first job, in an advertising agency in Casablanca.
mounir fatmi compares these two books and highlights what sets them apart: the military strategy treatise describes vast movements of troops and the way to vanquish, whereas the novel looks at individual destinies and questions the very notion of victory, which is often misleading because it is essentially expressed through official discourses and serves to cover up the political, economical and human total failure that is war.
During his initial exhibit in 2014, mounir fatmi gathered several works, creating a dialogue between them: a group photography of Nazi scientists and intellectuals who had to go into exile at the end of World War II and who played a fundamental role in the success of the American special program tells the tragedy at play behind the official photo with its smiles and conventions; an original poster for the film “The Skin” directed by Liliana Cavani in 1981 and inspired by the novel by Curzio Malaparte, showing Italian women next to American soldiers, whose ingenuousness is extensively described by the writer in his book. Photographs taken from the film “The Battle of Algiers”, directed by Gillo Pontecorvo in 1966 and censored in France until 2004, which retells the 1957 battle during the Algerian War of Independence, show Algerian women face to face with French soldiers. Franz Fanon highlighted the importance of the status of women during the Algerian Revolution by pointing to the physical abuse exercised by the French army, which aimed to belittle the colonized or assimilate Algerian women through laws on their status, marriage and common practices. Among other things, the question of the veil is evoked: the French government’s objective was to “undress” Algerian women in order to deeply transform the Algerian social structure and thus minimize any form of national resistance. In this way, the colonizer’s attempt to change the social structure and consolidate its domination utilizes the transformation of the status of women, the conquest of individuals and bodies. As for the Algerian nationalists, they feared women would become a “Trojan horse”; safekeeping their physical integrity therefore became a question of maintaining a collective identity, and a political issue. A sample of the photographic work “The Back Cover” creates a link between the strategies of war and advertising by showing the cover of a French magazine about the first Gulf War and an ad for Marlboro cigarettes exhibiting two cowboys on horseback leading a herd of horses. A video of “Muhammad Ali”, in which the maze expresses the relations between individuals and the government, reminds us that the Afro-American boxer got in trouble with the authorities by refusing to enlist in the Vietnam War. Lastly, the sculpture “After the Fall”, a horse jumping bar broken in half, illustrates the relation of the individual to war and history.
The “Art of War” project brings to life other stories, less well known, more obscure and complex, as an alternative to mainstream History and its official, patriotic and triumphant discourse, by offering a layered interpretation that reveals the highly tortuous nature of the course of history. It looks at the role women play during conflicts, rather than that of men and soldiers, who are practically always the ones put forward. It opposes to an imperial and collective view an individual perspective, which is more realistic, necessarily partial, fragmented and incomplete, and whose multiple and uncertain significations contradict the official stories produced from the point of view of the winners; against a chronologically linear, naïve or erroneous interpretation.
“Art of War” is an expression that designates the practice of art in its entirety: displacements, connections and changes of point of view that aim to thwart censorship, incommunicability and the traps of identity and history, and also to renew the viewer’s relation to the work of art and to reality. Answering the question of what means art has at its disposal, mounir fatmi insists with this project on the necessity to engage in the fight and elaborate veritable strategies and artistic traps.
Studio Fatmi, August 2019
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