04.
   
   
 





 
Manifesto
 
Indication
Warning
Precautions
Dosage
Side effects
Remarks
Important
 
Writings
 
09 / 21 / 2021
08 / 18 / 2017
02 / 10 / 2016
10 / 23 / 2015
05 / 14 / 2015
09 / 28 / 2015
05 / 11 / 2012
03 / 14 / 2011
03 / 30 / 2009
01 / 26 / 2010
03 / 09 / 2008
01 / 30 / 2004




The World as it is, 02 / 10 / 2016
 
  • Sleep Al Naim, 2005-2012, France, 6 hours, HD, B&W, stereo. Version of 26 minutes and 10 minutes.

''One of my favourite exercises is to take one or other of the fragments, like that, and try to use it to understand the great disorder of the world.

The chaos that surrounds us everywhere. Over the years, I came back to these Fiches again and again. Looking for answers.''


mounir fatmi, February 2016
 

 

« Où ressens-tu le chagrin ? — Dans l’âme. —Quelle conséquences tirons-nous de cette localisation ? L’une consiste en ce que nous ne parlons pas d’un lieu corporel du chagrin. Mais nous n’en faisons pas moins allusion à notre corps, comme si le chagrin était en lui. Est-ce parce que nous ressentons un malaise corporel ? Je n’en connais pas la cause. Mais pourquoi dois-je supposer qu’elle est un malaise corporel ? »
Ludwig Wittgenstein, Fiche n°497.


C’est après la mort du philosophe autrichien Wittgenstein qu’on a trouvé dans une boîte des notes, des fragments de textes, des questions écrites par lui entre 1945 et 1948. Ces documents, classés par Peter Geach, sont devenus un livre publié par Gallimard sous le titre très minimaliste Fiches… Ce livre que n’a donc jamais véritablement écrit Wittgenstein m’a toujours accompagné dans mes voyages. Je reste aujourd’hui encore intrigué, fasciné par la densité des réflexions philosophiques et des jeux de langage dont ce philosophe avait le secret. Les spécialistes ayant passé des années à l’étudier concluent le plus souvent qu’il devait avoir l’intention d’incorporer certaines fiches à des textes d’ores et déjà achevés. D’où le titre de son vrai faux livre posthume, fantôme d’une vitalité inouïe, composé de plus de sept cents fragments de textes qui questionnent la philosophie et notre rapport à la vie. L’un de mes exercices favoris consiste à prendre un fragment ou un autre, comme ça, et de tenter de l’utiliser pour comprendre le grand désordre du monde. Le chaos qui partout nous entoure. Sans cesse depuis des années, j’en reviens systématiquement à ces Fiches. J’y cherche des réponses. Cela ne veut pas dire que je comprends parfaitement toute la philosophie de Wittgenstein. J’avoue avoir eu bien du mal à trouver une logique à son ouvrage le plus fameux, Tractatus logico-philosophicus, que j’ai lu et relu. D’ailleurs, dans la première phrase de son avant-propos, écrit par le philosophe lui-même, il est écrit : « Ce livre ne sera peut-être compris que par qui aura déjà pensé lui-même les pensées qui s’y trouvent exprimées - ou du moins des pensées semblables ». Puis il y a les deux premières phrases : « 1 - Le monde est tout ce qui a lieu. 1.1 - Le monde est la totalité des faits, non des choses ». Voilà, une réponse à mon mal de tête, à mon mal être, ou pour être plus juste à mon malaise. Les faits, non les choses — même pas les concepts et les théories, juste les faits.

Le lendemain des attentats du 13 novembre 2015, j’ai reçu un coup de fil d’une journaliste me demandant mes impressions sur les attentats de la veille à Paris. Surpris par la demande, je lui ai proposé de me rappeler. Je n’avais pas de mots pour exprimer mon chagrin, mon malaise. J’ai pensé alors à Wittgenstein et à la question qui l’a toujours préoccupé : comment résoudre le problème qui se présente à nos esprits lorsque nous usons du langage dans l’intention de signifier quelque chose ? Que signifie au juste le verbe « signifier » ? Levi-Strauss s’est posé la même question dans son livre, La potière jalouse. Et je ne suis pas certain que ni lui ni Wittgenstein aient trouvé la réponse.

Non, me suis-je dit après le coup de fil, je n’ai rien à signifier, donc rien à communiquer sur les attentats du vendredi 13 novembre au soir. Mais voilà que le téléphone sonne à nouveau et que la journaliste me redemande mon avis. Je ne réfléchis plus. Je lui parle de ce monde qu’on ne veut pas voir. Celui des faits et non des choses. Les attentats sont des faits. Ils font partie de notre monde, de notre vie, de notre mort. C’est ce monde que nous avons créé et que nous ne voulons pas voir tant il est devenu complexe, incompréhensible, illogique et barbare. Je lui dis que mon travail m’oblige à ouvrir les yeux, à voir, à montrer ce que pourtant je ne devrais plus avoir envie de voir ou de montrer. Car lorsque je crée, je ne fais plus aucune concession, ni pour voir ni pour montrer. Ma mémoire, que j’aurais aimée toute vide, se révèle toute pleine de ces faits. Elle déborde de tout, sans exception, jusqu’à saturation, jusqu’à la nausée, jusqu’à l’overdose, jusqu’à l’écœurement. Je ne fais pas semblant. C’est juste que je ne regarde pas ailleurs quand il faut voir le monde.

L’après-midi du 14 novembre, je rencontre mon ami le romancier Abdellah Taïa à la Brasserie Wepler. Nous sommes tous deux choqués, essayant de comprendre, d’analyser, de tisser des liens. Nous parlons de liberté. De libertés simples, comme prendre un café sur une terrasse, entrer dans une salle de cinéma ou aller voir une exposition. Nous avons tellement peur de perdre ce peu qui nous reste. Je dois rentrer pour voir encore des images à la télévision, sur Internet, lire les blogs. Abdallah doit rentrer aussi, et réfléchir à un texte que le New York Times lui a commandé. Pour donner ses impressions sur ce qui s’est passé. Nous nous disons au revoir. Je le prends dans mes bras. Au fond de moi, je me dis : j’aurai pu le perdre s’il avait été le soir du 13 novembre sur une terrasse à côté du Bataclan. C’est un fait et j’en suis conscient.

Les faits, rien que les faits. Quelques semaines avant les attentats de Paris, j’ai participé à l’exposition « Memory and Oblivion » à Beyrouth avec mon amie la photographe Leila Alaoui. Beyrouth venait juste d’être attaqué par un terrible attentat. Plusieurs blessés, plusieurs morts.
Deux semaines après le vernissage de la seule biennale de photographie du continent africain au Mali où je montrais un projet en hommage à John Howard Griffin, je découvre à la télévision un attentat avec prise d’otages dans un hôtel à Bamako. Encore des morts et des blessés. Quelques mois plus tard, c’est en Tunisie que les terroristes frappent ; j’y exposais à ce moment-là, une nouvelle fois avec Leila Alaoui, à la galerie Ghaya. Des morts et des blessées. Les faits, rien que les faits.

Le vendredi 15 janvier, Leila Alaoui, en mission pour Amnesty International, est attablée dans un restaurant à Ouagadougou ; elle reçoit les balles de terroristes d’Al-Qaida. Morte à 33 ans. La mort de Leila a eu lieu. C’est un fait et nous sommes obligés de vivre avec. Alors que nous la pensions sauvée, et que nous attendions tous l’autorisation pour lui faire prendre l’avion pour la France, elle s’est éteinte le lundi 18 janvier 2015. Où trouver des mots pour signifier quoi que ce soit ? Je ressens le chagrin dans l’âme, je ressens ce malaise corporel dont Wittgenstein parlait dans la fiche n°497. Aucun mot ne peut exprimer la douleur de cinq balles dans le corps. Je ressens un vide en moi, incapable de réfléchir, puis les larmes comme unique réponse à la barbarie humaine.

Le langage ne m’est d’aucune aide. Ni pour signifier ni pour comprendre. Le langage est un virus, le langage est le premier suspect. Le langage est incapable d’exprimer les faits qui fabriquent le monde au sein duquel nous vivons.

J’ai eu du mal à écrire ces quelques mots pour ce numéro de Multitudes. J’ai eu du mal à choisir les images. J’ai eu du mal à réfléchir. J’ai essayé de localiser le chagrin dans mon corps pour le soigner, le combattre, l’expulser.
La douleur m’empêche de voir le monde, je ne suis plus sûr de pouvoir continuer à le regarder en face. Je pense à toutes les minutes de silences que les attentats nous obligent de garder. Ces arrêts sur le temps, qui nous forcent à réfléchir et à voir le monde comme il est. Toutes ces minutes d’impuissance de notre langage à exprimer l’horreur.

Dernière phrase dans le Tractatus logico-philosophicus : « Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence. »

Je garde le silence, peut être que le silence guérira mon chagrin.

mounir fatmi, février 2016

 

 

"Where do you feel grief?" -In the mind- What kind of consequences do we draw from this assignment of place? One is that we do not speak of a bodily place of grief. Yet we do point to our body, as if the grief were in it. Is that because we feel a bodily discomfort? I do not know the cause. But why should I assume it is a bodily discomfort ?
Ludwig Wittgenstein, Zettel n°497

It was after the death of the Austrian philosopher Wittgenstein that they found a box of notes, fragments of texts, and questions written by him between 1945 and 1948. These documents, sorted by Peter Geach, became a book published by Gallimard under the minimalist title Fiches... This book which Wittgenstein never truly wrote has always accompanied me on my travels. I still remain intrigued, fascinated by the depth of philosophical thinking and word play to which this philosopher held the secret. Specialists have spent years studying it, most often concluding that he must have intended to incorporate some files into already completed texts. Hence the title of his true false posthumous book, the image of his incredible energy, composed of over seven hundred fragments of texts which question the philosophy and our relationship with life. One of my favourite exercises is to take one or other of the fragments, like that, and try to use it to understand the great disorder of the world. The chaos that surrounds us everywhere. Over the years, I came back to these Fiches again and again. Looking for answers. This is not to say that I understand Wittgenstein's philosophy perfectly. I admit I struggled to make sense of his most famous book, Tractatus Logico-Philosophicus, which I have read and reread. Moreover, in the first sentence of the foreword, written by the philosopher himself, he wrote: This book will not be understood by him who has already thought the same thoughts that are expressed it - or at least similar thoughts. Then there are the first two sentences: 1. The world is everything that is the case. 1.1 The world is the totality of facts, not of things. At last an answer to my headache, my unhappiness, or, to be more accurate, my discomfort. The facts, not things - not even concepts and theories, just the facts.

The day after the 13 November 2015 attacks, I received a call from a reporter asking me my impressions of the previous day's attacks in Paris. Surprised by the request, I suggested that he call me back. I had no words to express my grief, my discomfort. I then thought of Wittgenstein and the question that always concerned him; how to solve the problem that presents itself to our spirits when we use language with the intention of meaning something? What exactly does the verb "mean" mean? Levi-Strauss was asked the same question in his book, The Jealous Potter. And I'm not sure that he and Wittgenstein have found the answer.

No, I told myself after the phone call, I had nothing to say, nothing to communicate about the events of the evening of Friday 13 November. But then the phone rang again and the reporter asked me my opinion. I did not think. I spoke to him about this world we do not want to see; One of facts and not things. The attacks are facts. They are part of our world, our life, our death. It is this world that we have created and we do not want to see it, as it has become so complex, incomprehensible, illogical and barbaric. I told him that my job requires me to open my eyes to see, to display what I should not want to see or show. Because when I create, I do not allow any concessions, not to see or to show. My memory, which I would love to be completely empty, appears full of these facts. It is full of everything until it's saturated, nauseous, overwhelmed, deeply disgusted; nothing is left out. I'm not pretending. It's just that I do not look elsewhere when we need to see the world.

The afternoon of 14 November, I met my friend the novelist Abdellah Taia in the Brasserie Wepler. We were both shocked, trying to understand, analyse, and link it together. We talked about freedom. Simple freedoms, like having a coffee on a terrace, going to a cinema or visiting an exhibition. We are so afraid of losing what little we have left. I had to go back to see images on television, the Internet, read blogs. Abdallah had to go too, and think about a text that the New York Times asked him to write. To give his impressions of what happened. We said goodbye. I hugged him. In my heart, I say to myself: I could have lost him if he had been on a terrace next to the Bataclan on the evening of 13 November. This is a fact and I realise that.

The facts, just the facts. A few weeks before the terrorist attacks in Paris, I participated in the exhibition "Memory and Oblivion" in Beirut with my friend the photographer Leila Alaoui. Beirut had just suffered a terrible attack. Several injured, many dead.
Two weeks after the opening of the only biennial of African photography in Mali where I showed a project in tribute to John Howard Griffin, I saw on the news that an attack at a hotel in Bamako had occurred and hostages were taken. More deaths and injuries. A few months later, terrorists struck in Tunisia; I was in another exhibition at the same time, again with Leila Alaoui, at the Ghaya gallery. More dead and injured. The facts, just the facts.

Friday 15 January, Leila Alaoui, on a mission with Amnesty International, is at table in a restaurant in Ouagadougou; she fell victim to the terrorist bullets of Al Qaeda. Dead at 33. Leila's death took place. This is a fact and we have to live with it. So although we thought her safe, and we were all waiting for permission to have her fly to France, she died Monday 18 January 2016. Where to find words that mean anything? I feel such sorrow at heart; I feel that bodily discomfort which Wittgenstein spoke of in file No. 497. There are no words to express the pain of five bullets in the body I feel an emptiness inside me, I'm unable to think, and then tears fall as the only answer to human barbarity.

Language is of no help to me. Neither to explain nor to understand. Language is a virus, language is the prime suspect. Language is incapable of expressing the facts that make up the world in which we live.

I struggled to write these few words for this issue of Multitudes. I struggled to choose the images. I struggled to think. I tried to locate the pain in my body to heal, combat, and force it out. The pain prevented me from seeing the world; I'm no longer sure I can face it anymore. I think about every minute of silence that the attacks forced us to keep. These breaks in time that force us to think and see the world as it is. All these minutes where our language was incapable of expressing the horror.

The last sentence in the Tractatus Logico-Philosophicus: What we cannot speak about we must pass over in silence.

I'll remain silent; perhaps silence will heal my grief.

Mounir Fatmi, February 2016