Parler de mon travail est un autre travail. Ecrire sur mon travail, c'est encore un autre travail. D'où cette question que je me pose souvent : à quoi bon vouloir écrire un texte sur mon travail ? Et même quand un critique ou un journaliste écrit sur mon travail, son texte ne peut représenter que ses fantasmes, ses envies et visions qui ne concernent ni ma personne, ni mon travail. Cela ne veut pas dire que l'écriture sur l'art n'est pas valable. C'est un exercice qui m'intéresse énormément et j'ai un grand respect pour tout ceux qui le pratique, mais l'art à besoin de questions.
De questions ou peut-être de "prétextes". Ces mêmes prétextes qui nous obligent à nous réveiller le matin et à regarder par la fenêtre, afin de voir si quelque chose a changé dans le monde. Ces mêmes prétextes qui nous poussent à demander l'heure à quelqu'un dans la rue, une cigarette, du feu, ou encore la localisation de la prochaine station de taxi. Tout simplement pour pouvoir lui parler, voir de très prés ses yeux, ses mains, sentir son parfum, sa respiration, et lui dire en partant: "Merci, merci beaucoup, pour tout".
Mon travail a besoin de ces prétextes-là. Mon travail a besoin de questions : parce que je suis un artiste vivant et que je peux répondre. En revanche, je n'ai nul besoin des clichés, des balises et des étiquettes qu'on peut me coller sur le dos, ou plutôt sur le front - "Afro-arabo-marocano-méditerrano-musulman-tiers-mondiste..." et j'en passe.
Après une longue discussion avec Michael Baldwin et Mel Ramsden de Art & Language à propos de l'art, de la philosophie orientale, de la religion, du racisme qui monte en France et du nombre de fois où j'ai été contrôlé à la gare Saint Lazare de Paris, Michael m'a dit: "Je suis très content. Finalement tu es différent, mais tu es comme moi". Cela m'a procuré un grand plaisir d'être à la fois différent et comme lui, moi qui suis traité de "toubab", d'homme blanc à Dakar, d'immigré en Europe et de quasi-terroriste dans la plupart des aéroports du monde. C'est encore cette différence qui m'a poussé à tenir ma conférence de presse en langue arabe et sans traducteur et à mettre les journalistes devant l'obstacle de la langue - celle qu'ils ne comprennent pas, et qui malheureusement est devenue la langue du terrorisme, la langue qu'il faut décrypter et lire entre ses lignes, afin de vérifier si elle ne contient pas un message codé pour je ne sais quelle cellule dormante d' Al-Quaida.
Pendant ma conférence de presse je n'ai livré aucun message, ni aucune information aux journalistes. Je voulais tout simplement les empêcher de faire semblant de comprendre en poussant ma "différence" à l'extrême. Mais, ils ont fait semblant. Ils m'ont même applaudi, sans m'avoir posé la moindre question. La veille Michael Baldwin m'avait pourtant proposé de traduire en anglais ce que lui-même ne comprenait pas. Parler de mon travail est un autre travail et cela, Michael l'a bien compris, parce qu'il sait que je suis à la fois différent et comme lui.
Le prochain drapeau sera transparent ou ne sera pas. S'il faut continuer ce combat, s'il y a encore une raison de se battre, c'est pour comprendre, pour revendiquer le droit de comprendre, parce qu'il y'a tellement de questions qui demeurent sans réponse et parce que nous avons troqué notre envie de comprendre le monde contre l'idée d'être sommairement informés. Être dans le coup, faire partie de la tendance, bouger comme les autres, faire semblant, et surtout ne pas poser de questions - tout cela est trop facile.
J'ai toujours pensé qu'il y a le "monde" d'un côté et le "reste" de l'autre. Et moi, en tant qu' "Afro-arabo-marocano-méditerrano-musulman-tiers-mondiste", je fais partie du reste. C'est donc à moi de comprendre le monde, car le monde n'a pas le temps de comprendre le "reste". "Le temps c'est de l'argent" d'après ce monde, qui dans le même temps affirme que "L'argent ne fait pas le bonheur". Tout ceci est d'une grande tristesse, mais nous continuons pourtant à faire semblant et à faire comme si il n'y avait rien de grave.
Oui, c'est à moi de comprendre pourquoi, lorsque je prends l'avion, j'emporte avec moi ma culture, ma religion et tous les dictateurs arabes et africains. Pourquoi je transporte sur mon dos tous les conflits et toutes les guerres du Proche-Orient et des pays du Golf, ou encore les attentats récemment perpétrés un peu partout dans le monde. Et c'est aussi à moi de prouver aux passagers de l'avion - par mon regard, mes gestes, ma façon de m' habiller, de me raser la barbe et de me parfumer au "Thierry Mugler" - que je suis comme eux et que j'ai aussi très peur d'avoir à gonfler le fameux "gilet de sauvetage" une fois sorti de l'avion, ainsi que le précise bien la notice d'utilisation.
Je suis également tenu de comprendre pourquoi, aux douanes européennes, il y a deux guichets : le premier pour les "européens" et le deuxième pour "les autres". Je dois comprendre que, faisant partie des "autres", je me retrouve dans la file d'attente la plus longue, car les passeports des "autres" sont examinés à la loupe. Et lorsqu'enfin j'arrive en face du douanier chargé de contrôler mon passeport, celui-ci constate la mention d'informations en arabe, à côté de celles qui sont inscrites en français, et me regarde soudain droit dans les yeux. Il se met à m'imaginer assis sur un chameau, traversant le désert, la tête couverte d'un turban. Il me voit dans une tente, entouré d'au moins quatre femmes. Il me voit égorger le mouton de la grande fête. Il voit mes mains pleines de sang. Mais il constate également que ma tenue vestimentaire à l'occidental est tout ce qu'il y a de plus ordinaire. Il constate l'absence de barbe sur mon visage. Il m'entend parler un français correct qu'il perçoit comme un déguisement dont je me serais revêtu, et qui l'incite à se montrer plus vigilant encore, à ne pas omettre le moindre détail et à poser toutes les questions.
Dans le train entre Zurich et Paris, le douanier m'interroge : qu'est-ce que suis venu faire à Zurich ? Je viens d'exposer dans un grand musée. Je suis artiste. Il répond qu'être artiste ne veut rien dire pour lui, et que je dois être fouillé de fond en comble. Ce jour-là, je fus le seul à subir une fouille dans tout le compartiment.
J'avais oublié que dès que je posais les pieds en dehors du musée, je redevenais un vulgaire immigré qui doit constamment avoir tous ses papiers sur lui afin de prouver à tout moment et face à n'importe qui, qu'il est en règle et qu'il n'a rien à cacher. Il m'arrive d'oublier que je vis dans "le monde libre", à savoir en Europe. Il m'arrive tout simplement d'oublier où je me trouve. Comme ce touriste marocain qui déclara à ses amis sénégalais lors de son premier voyage au Sénégal qu'il était très heureux "de mettre pour la première fois les pieds en Afrique", oubliant complètement que le Maroc fait partie de ce vieux continent. Les frontières ne sont pas que géographiques.
Oui, je fais partie du "reste" et avec les moyens du bord, il me faut analyser et essayer de comprendre "le monde". Je dois surtout faire très attention à ne pas trop provoquer les gardiens de l'ordre mondial si je ne veux pas finir à Guantanamo, parce que là bas, ça ne rigole pas. Tout "le monde" le sait, il n y'a en ces lieux ni loi, ni respect, ni droit humain, mais "le monde" n'a pas le temps pour ça, parce que le temps c'est encore et toujours de l'argent - infinie tristesse.
Parler de mon travail m'oblige à parler de ma vie, de mon parfum, des douaniers, des prisonniers de Guantanamo, du "monde" entier et surtout de tout " le reste". Parler de mon travail m'oblige à procéder à un sérieux travail sur moi-même, ce que j'ai toujours évité de faire.
mounir fatmi
Paris, Janvier 2004.
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Talking about my work is work of its own. Writing about my work is yet another kind of work. Hence the question I’ve been asking myself for quite a while – why write a text about my work? And even when critics or journalists write about my work, their text cannot represent anything more than their fantasies, their desire and visions, which don’t concern me as a person, nor my work. This is not to say that writing about art is useless. It’s an exercise that interests me immensely, and I have a great deal of respect for those who practice it. But art needs questioning.
It requires questions or perhaps “pretexts”, those same pretexts that compel us to wake up in the morning, look out the window and see whether anything has changed in the world. The same pretexts that make us ask someone in the street for the time, for a cigarette or a light, or where the next taxi stand might be. Only in order to talk to them, to see their eyes up close, their hands, smell their perfume, their breath, and tell them when you go: “thank you, thank you very much for everything”.
My work needs these kinds of pretexts, my work needs questions. Because I’m a living artist and I can provide my own answers. I do not, however, need clichés, flags and labels people can stick on my back, or rather on my forehead. “Afro-Arab-Moroccan-Mediterranean-Muslim- third world artist…” And so many more.
Following a long discussion with Michael Baldwin and Mel Ramsden of Art and Language about art, oriental philosophy, religion, the rise of racism in France and the number of times my ID was checked at the Saint Lazare train station in Paris, Michael said: “It makes me happy that at the end of the day, you’re different and yet you are like me”. I was quite pleased to be at the same time like Michael and different from him. Me who gets called a “toubabe” or white man in Dakar, an immigrant in Europe and a quasi-terrorist in most airports of the world. To be different has pushed me to once again hold my press conference in Arabic without a translator. To thereby impose on the journalists the obstacle of language, a language they do not understand, and one that has unfortunately become the language of terrorism. The language one has to decipher in order to ensure it doesn’t contain a coded message destined to some an Al-Quaida sleeper cell or who knows what.
During my press conference, I offered the journalists no message, no information whatsoever. By pushing my “difference” to the extreme, I simply wanted to avoid giving them the chance to pretend to understand. And still they pretended, even applauded, and didn’t ask a single question. The day before, Michael Baldwin had offered to translate what he himself did not understand. Talking about my work is work of its own, and Michael understood that full well, for he knows that I am both like him and different from him.
The Next Flag will be nothing if not transparent. If there’s a reason to continue this struggle, if there’s a reason to continue fighting, it’s in order to understand, to claim the right to understand, because there are so many unanswered questions, and because we traded our desire to understand the world for the idea of merely being informed. To be with it, to follow the latest trend, to move like the others, and, above all, to not ask any questions. It’s just too easy.
I always thought there was the “world” and the “rest”, and that I, as an “Afro-Arab-Moroccan-Mediterranean-Muslim-third world artist”, was part of the rest. So it’s up to me to understand the world, since the world does not have time to understand the “rest”. And time is money, and money, according to the West, does not make you happy. Which is sad, but we carry on pretending, as if nothing really mattered.
Yes, it’s up to me to understand why, whenever I take a plane, I carry on my shoulders the burden of my culture, of my religion and of all the Arab and African dictators. I carry with me all the conflicts and the wars in the Middle East and the Gulf, and recently all the terrorist attacks committed around the world. Yes, it’s up to my eyes, my gestures, my way of dressing and of shaving my beard and my “Thierry Mugler” perfume, it’s up to all of this to show the passengers on the plane that I am like them, and that I am also deeply afraid of having to inflate the famous “life vest” upon exiting the aircraft, as the security instructions indicate.
I have yet to understand why (especially in Europe), there are two booths at customs, one for “Europeans” and another for “others”. And since I am one of the others, I have to stand in the longer queue, since the passports of others are meticulously scrutinized. And once I am faced with the customs officer who opens my passport to find things written in Arabic next to my personal information in French, he looks me in the eye and starts picturing me on a camel, with a turban on my head in the middle of the desert, then he also sees me in a tent with at least four women, and he sees me cutting the throat of a sheep in some big celebration, and he sees my hands drenched in blood, and, above all, he sees my clothes, and the fact that I do not sport a beard, and that I speak French well enough, as a disguise, which prompts him to be careful not to miss a detail, or a question.
Like the customs officer in the train from Zurich to Paris. After asking me “what were you doing in Zurich?” and following my answer that I’d had an exhibition at a large museum and that I was an artist, he tells me that “artist” doesn’t mean anything to him and that I was to be frisked from top to bottom. I was the only one searched in the whole compartment.
Yes, I’d forgotten that the moment I set foot outside the museum, I am but a vulgar immigrant who has to have all his papers on him to prove to absolutely anybody at any moment that he is in order, that he has nothing to hide. At times, there are moments I forget that I’m in the “free world”. It is Europe I’m speaking of. Like the Moroccan tourist who declared to his Senegalese friends, on the occasion of his first trip to Senegal, how to happy he was to visit Africa for the first time, completely forgetting that Morocco itself was also part of this old continent. Borders aren’t just geographic.
Yes, I’m part of the “rest”, and I have to use what I tools I have to analyze and try to understand “the world”, and above all to take special care not to provoke the keepers of the world order so as not to wind up in Guantanamo, because down there they don’t kid around. The whole “world” knows that there is no rule of law nor respect for human rights there, but the “world” has no time for that, for time is money, and it’s just too sad.
To talk about my work I have to talk about my life, my perfume, customs officers, Guantanamo prisoners, the “world” as a whole and, above all, about the “rest”. To talk about my work forces me to do some serious work on myself. Something I’ve always avoided doing.
mounir fatmi
Paris, January 2004.
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